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bien que, quelles que fussent les fautes des gouvernements et les difficultés ou les périls de l’heure, la France ne courait pas le risque de mourir. Le Français se débrouille toujours. Il y a longtemps que la France est le pays des miracles. C’était là une foi fermement établie chez Clermont-Tonnerre. Rien ne l’avait troublée. A Québec, dans cette Nouvelle-France qui l’enchanta, il méditait le 31 janvier 1904 sur la France « châtiée par Dieu pour avoir failli à son rôle, destinée à subir les pires malheurs dans un temps bien proche, mais prête à renaître de ses cendres pour reprendre dans le monde la place a laquelle Dieu l’a préposée. » Les « pires malheurs » étaient venus et ne l’étonnaient pas. Ils le confirmaient dans sa foi immuable et lui paraissaient le prélude de la résurrection.

On était au début de mars. Le drame approchait à grands pas. C’était le calme menteur qui présage la tempête. Comme toujours, avant un danger qui tarde à se produire, comme à Verdun en 1916, comme en juillet 1914 avant l’invasion de la Belgique, l’Allemagne avait réussi à faire régner le doute qui a précédé chacune de ses offensives. La menace était dans l’air et à force de l’attendre on finissait par ne plus y croire. Rien n’était plus fréquent dans l’armée que cette étrange sécurité. Tout le monde connaissait les énormes préparatifs de l’ennemi, et chacun de dire : « C’est un bluff ! » Quelques bombes d’avions sur Paris, faire la guerre au moral de l’arrière, l’intimider par l’étalage d’une force gigantesque, l’Allemagne sans doute s’en tiendrait là. J’objectais qu’on ne crée pas un pareil instrument pour n’en rien faire, qu’une fois l’outil forgé on est fatalement tenté de s’en servir. Clermont-Tonnerre pensait que l’avantage de l’ennemi était de ne pas attaquer. « Qu’est-ce qu’il y gagnerait ? Son intérêt, c’est de coloniser la Russie et de se mettre à l’Ouest froidement sur la défensive. Attaquer, c’est risquer de perdre une partie magnifique. Quelle raison pourrait y pousser ? »

Il se tut, puis il ajouta d’une voix plus lointaine, — il me semble l’entendre encore ; son sourire prenait sur sa face amincie un air de raffinement étrange, on ne sait quel caractère d’élégance suprême ; ses traits spiritualisés revêtaient leur expression dernière, quelque chose qui sentait l’au-delà. ; — Il ajouta lentement :

« Oui, quelles raisons ? Je ne vois que l’orgueil… »