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Car votre fille, loin de vous, ne courra pas autant de dangers que sous vos yeux, si ce livre lui tombait sous la main ; et quelque légers que soient les propos nés de la liberté d’un bal, ils ne glisseront jamais autant de poison dans une âme que les pages corrosives de Lélia. » Est-ce ridicule ? Mais oui, c’est ridicule : et ce ne l’est pas. A toutes les époques, il y a de ces pages, qu’on cite, et qui font rire, et qui ne sont pas si drôles, et qui indiquent le point où la morale d’une époque sent une offense. Quelques années passent : et il semble que la morale était naguère bien chatouilleuse ; elle est devenue moins susceptible et commence à ne l’être aucunement. Et, si l’on dit : « Tant pis pour elle ! » c’est mal dit. Une délicatesse qui s’émousse, en définitive, c’est grand dommage. Ces réactionnaires qui se fâchent, à la façon de Feuillide, préservent de leur mieux, fût-ce maladroitement, cette délicatesse menacée. L’on rit de leur maladresse : mais aussi leur tâche n’est pas facile, car ils vont au rebours de la mode. Ils n’ont pas de génie, ordinairement : cette malice du hasard fait qu’ils ont tort. Mais enfin leur gaucherie et la vivacité souvent impertinente de leurs adversaires montrent une incertitude qui est l’histoire de la conscience humaine, touchante et misérable histoire.

François Buloz était parti pour l’Angleterre, où les affaires de la Revue l’avaient appelé. Dès son retour, il apprend que ses périlleux collaborateurs sont en pleine folie. George Sand a résolu d’ « annoncer publiquement ses relations avec Alfred de Musset. » La principale absurdité, la voilà. Cette liaison du poète et de la romancière, et le voyage de Venise, et la brouille : une aventure comme une autre. Il suffirait de ne pas l’annoncer à l’univers ; il suffisait d’un peu de modestie. Mais, pour empêcher cette modestie ou pudeur, il y eut l’exubérance romantique et surtout la fureur théoricienne de George Sand. Elle ne faisait pas grand’chose qui ne tournât volontiers en doctrine. Et c’est ainsi que, parmi les gens de 1848, elle se plut mieux que jamais. Alors, les idées sociales lui donnent le même enthousiasme que, d’abord, les idées amoureuses. Elle concluait, sur l’amour et la sociologie, avec un zèle de même sorte et proclamait, ici ou là, son évangile de liberté. Pourquoi veut-elle annoncer publiquement ses relations avec Alfred de Musset ? Le prétexte n’est pas mauvais. Planche a provoqué M. Capo de Feuillide ; et l’on s’est battu. En outre, Planche a défendu Lélia dans la Revue. Que Planche fasse des articles : tant qu’il voudra. Mais le duel regarde l’amant : ou bien c’est du désordre. Il faut donc que les journalistes qui seraient tentés de blâmer les écrits de Mme Sand sachent à qui s’adresser. Le pauvre Planche, lui,