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Florence, avec ses magistrats pointilleux, ses peintres hautains et ses dilettanti d’art déjà blasés, était un théâtre trop étroit pour les vastes projets et les grandes ambitions du Vinci. Une république austère et parcimonieuse ne suffisait pas à les réaliser. Il lui fallait un prince généreux, entreprenant et téméraire. Ses yeux se tournèrent vers l’Italie du Nord.

Ludovic le More venait d’inaugurer à Milan une cour dont la somptuosité surpassait celle de toutes les autres capitales italiennes. Fils de l’audacieux condottiere François Sforza, ce jeune prince était parvenu au pouvoir en dépossédant du trône ducal son neveu Galéas Sforza et brûlait de justifier son usurpation par un règne brillant. Il descendait d’une race forte d’aventuriers sans scrupule. Lui-même offrait déjà les traits louches de la dégénérescence et d’un extrême raffinement. Seize ans plus tard, cet homme souple et rusé comme un renard, mais hésitant et faible dans sa politique brouillonne, amena l’étranger en Italie et finit dans un lamentable désastre [1].

Mais à cette heure tout lui souriait, et ses débuts semblaient promettre un nouveau siècle d’Auguste. Ses courtisans saluaient en lui le futur roi d’Italie, et lui-même pouvait, sans faire rire, appeler dans ses conversations le pape Alexandre VI son chapelain, l’empereur Maximilien son condottiere, et le roi de France son courrier. Et puis, malgré ses tares et ses vices, l’heureux époux de l’ambitieuse et charmante Béatrice d’Este, l’amant subtil de la savoureuse rousse, Lucrezia Crivelli et de la sémillante brune, Cecilia Gallerani, ce prince aimable et corrompu brillait d’un lustre rare aux yeux de ses contemporains, celui d’être le plus intelligent des Mécènes. Excellent latiniste, fin connaisseur d’art, il avait appelé à l’université de Pavie et à Milan la fleur des savants, des poètes et des artistes. On y voyait les plus célèbres humanistes, les Grecs Constantin Lascaris et Démétrius Chalconcydas, le mathématicien Fra Luca Paccioli, auteur d’un traité De divina proportione qu’illustra Léonard, le poète florentin Bellincione et le fameux architecte Bramante, qui, avant de rebâtir Saint-Pierre de Rome, s’exerçait, sous les auspices de Ludovic, à construire le cloître de San Ambrogio et le chœur de Sainte-Marie des

  1. Voir les brillants et pénétrants articles de M. Robert de la Sizeranne sur Ludovic le More. Béatrice d’Este et d’Isabelle de Gonzague, dans la Revue des 1er et 15 octobre, 15 novembre 1918.