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pieds de large et de quinze pieds de haut. Cela exigeait un travail énorme. Léonard s’y voua avec un zèle minutieux qu’il ne déploya pour aucune autre œuvre, sauf pour le portrait de Mona Lisa. Non seulement il fit de l’ensemble un grand carton, mais il dessina sur cartons séparés l’esquisse des treize figures. Puis, il peignit chaque tête en petit sur un pastel avant de se risquer à l’exécuter en grand sur le mur. La seule manière de donner de la solidité à la fresque est de peindre à la détrempe. Michel-Ange, le Tintoret, Mantegna et le Corrège furent passés maîtres dans cet art qui exige une grande sûreté d’improvisation et ne tolère aucune retouche. Léonard, qui travaillait lentement et voulait pouvoir revenir mainte et mainte fois sur son coloris, choisit la peinture à l’huile, ce qui, malheureusement, devait causer la détérioration rapide de son chef-d’œuvre. Les nombreuses têtes de vieillards et de jeunes gens qu’il avait dessinées, d’après nature, lui servirent de base. Prises dans la réalité, mais transfigurées par le génie, elles sont la vie même. Comme dit fra Paccioli, pour parler, il ne leur manque que le souffle, il fiato. Pour le Christ, Léonard savait bien qu’il ne pouvait pas trouver de modèle et n’en cherchait que dans son rêve les lignes idéales. Malgré l’impatience du prieur, qui trouvait que le peintre n’en finissait pas et grâce à l’appui intelligent de Ludovic, l’artiste put terminer son œuvre à loisir. Le nouvelliste Bandello a fait sur sa manière de travailler le récit impressif d’un témoin oculaire : « Léonard venait souvent de grand matin au couvent des Grâces ; et cela, je l’ai vu moi-même. Il montait en courant sur l’échafaudage. Là, oubliant jusqu’au soin de se nourrir, il ne quittait pas les pinceaux depuis le lever du soleil jusqu’à ce que la nuit noire le mit dans l’impossibilité de continuer. D’autres fois, il restait trois ou quatre jours sans y toucher ; seulement, il venait passer une heure ou deux, les bras croisés, à contempler les figures et apparemment à les critiquer lui-même. Je l’ai encore vu en plein midi, quand le soleil dans la canicule rend les rues de. Milan désertes, partir de la citadelle, où il modelait en terre son cheval de grandeur colossale (la statue équestre de François Sforza), venir au couvent pour chercher l’ombre, et par le chemin le plus court, là donner en hâte un ou deux coups de pinceau à l’une de ses têtes et s’en aller sur-le-champ. »