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l’Agneau, le rayon victorieux du Sauveur. Que se passa-t-il dans l’esprit du peintre pendant ces longues heures de méditation, où, selon le récit de Bandello, il demeurait immobile devant sa fresque ? Elles furent pour Léonard un choc en retour de sa magie d’artiste, une initiation douloureuse. Cette tête exsangue, dont il avait tracé en tremblant le contour, le fascinait maintenant. Sa pâleur évanescente le dominait ; c’était un véritable envoûtement. Il respirait en elle, et elle respirait en lui. Elle le forçait à revivre non seulement la Sainte Cène, mais encore la Passion tout entière. Il subit avec elle la nuit de Gethsémani, la flagellation devant Pilate. Il sentit la couronne d’épines s’imprimer sur sa tête et la croix s’appesantir sur ses épaules. Il entendit le cri des bourreaux et vit se dresser le gibet du Calvaire. Alors il crut voir la tête merveilleuse s’embraser comme d’un soleil intérieur et le transpercer comme un glaive de ses yeux fulgurants. Ce regard disait « Pour comprendre ma lumière, il faut avoir passé par la nuit du tombeau. Il faut s’anéantir pour renaître, il faut mourir tout entier pour ressusciter ! » A ce moment, le plus grand des peintres laissa tomber son pinceau. Il avait entrevu le sens spirituel de la résurrection, mais il avait compris aussi que la beauté surnaturelle du Christ est au-dessus de l’art humain.

Et voilà, pourquoi Léonard renonça à donner la dernière touche au visage de Jésus. Sublime modestie, suprême hommage du génie, devenu voyant, au mystère du divin, à la métamorphose de l’âme, à son inexprimable résurrection par le sacrifice. Quoique inachevée, cette esquisse du Christ suggère de telles pensées. Avec ses paupières baissées et son ineffable sourire, elle fait pâlir toutes ses rivales, — elle est l’Unique.


ÉDOUARD SCHURÉ.