Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/848

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

magasins ferment. Qui peut, rentre chez soi. Partout des soldats. A chaque coin de rue, des groupes stationnent malgré l’interdiction sévère qui défend les attroupements. D’ailleurs les nouvelles sont différentes, suivant les quartiers. L’atmosphère devient de plus en plus lourde.

Une course urgente pour l’ambulance m’oblige à aller de l'autre côté de la Neva. Au coin du Nevsky, près du Palais Stroganoff, nous entendons des cris et le piétinement des chevaux. La cavalerie charge la foule. Le cocher veut faire un détour, mais les rues voisines sont aussi barrées par les troupes. Il secoue tristement sa vieille tête et dit : « Cela ne va pas bien, madame, cela ne va pas. Il vaut mieux rentrer. Si nous nous attardons, nous risquons de trouver les ponts démontés. » Je suis son conseil et lui ordonne de rebrousser chemin. Nous téléphonons à plusieurs personnes généralement bien informées : les unes sont sorties, les autres ne savent rien. Les nouvelles les plus fantastiques circulent. En dépit de tout, les gens continuent à s’amuser et à danser ; aujourd’hui, il doit y avoir petit souper chez la Princesse R. en l’honneur du Grand-Duc B. Quelle lugubre soirée ! Une vague de tristesse vous envahit. On se sent comme à la veille d’un grand départ, las et découragé. A travers les lourdes draperies des fenêtres parvient le sifflement des autos qui se succèdent à rapides intervalles. Puis des bruits de foule. Puis plus rien...

Pour dissiper ce sentiment d’angoisse, on prend un livre. Les yeux parcourent les lignes, mais la pensée s’évade au loin. Au bout de quelques minutes, le volume tombe des mains... Je regarde par la croisée la rue de nouveau plongée dans le silence. Peut-être la tranquillité se rétablit-elle... Voici que, dans la pièce à côté, le téléphone tinte éperdument. Quelque chose de grave sans doute ! L’horloge marque minuit passé. La voix que j’entends est celle de Nini Voeikoff[1], affolée. On tire épouvantablement dans leur quartier, près de leur maison. Elle me supplie de dire à Rodzianko[2] que sa mère est malade et ne peut supporter cette émotion, qu’elle l’implore de faire cesser la fusillade. Je l’apaise d’un mot. Quelle idée enfantine dans un moment où peut-être se joue l’existence de l’empire !

  1. Mme Voeikoff, fille aînée du comte Frédéricks, ministre de la cour, femme du commandant du Palais, général à la suite de l’Empereur.
  2. Président de la Douma.