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instant, même quand il reçoit les soins que nécessite son état de santé. Ils craignent qu’il ne s’échappe. La nuit, quand parfois le sommeil le gagne, c’est pour avoir bientôt le rappel brutal de sa captivité : en rouvrant les yeux il voit des baïonnettes braquées sur lui. Ce sont les soldats qui s’amusent à effrayer ce vieillard, la noblesse et la droiture personnifiées. Durant sa longue vie, on ne peut relever contre lui une pensée, un geste qui ne fussent, à la lettre, ceux d’un chevalier sans peur et sans reproche. Il ne comprenait pas pourquoi on le gardait, sans lui faire subir d’interrogatoire. Il insistait pour qu’on le jugeât. Certes, il restait fidèle à l’Empereur, profondément attaché et dévoué à son souverain, monarchiste au fond de l’âme. Mais était-ce un crime ? Ceux-là seuls qui ne connaissaient pas la réalité des choses pouvaient croire qu’il eût été en son pouvoir de changer le cours des événements.

Après des démarches sans nombre et de multiples expertises médicales, on promit d’alléger son sort. En effet, au bout de quelque temps, les soldats furent bannis de sa chambre : ils se tenaient à la porte. Quand on ferma pour l’été le lazaret évangélique, on transféra le comte à l’hôpital français, où on lui laissa un peu plus de liberté. C’est là qu’eut lieu sa première entrevue avec sa femme. Ces deux êtres avaient tout perdu. Il ne leur restait que leur commune affection, leur tendresse l’un pour l’autre. Seule richesse de tant de richesses évanouies !

Naguère, les trois femmes, surtout la mère et la fille cadette, délicate de santé, vivaient comme des plantes tropicales dans une serre, d’où le jardinier éloigne tout ce qui peut nuire, blesser, effleurer. Un souffle de vent, un soupçon d’humidité étaient toute une affaire. Famille étroitement unie dont les membres s’adoraient. Était-on sorti par quelque mauvais temps, les deux sœurs étaient dans des transes l’une pour l’autre. Une voiture de cour les mettait hors de toute atteinte fâcheuse, en cas de bousculade ou de cohue. Tous étaient chapeau bas devant elles. Maintenant elles couraient à pied à travers la pluie et la grêle ; un vieux manteau sur les épaules, un fichu sur la tête remplaçaient les riches fourrures : il fallait passer inaperçues. Le tramway, si encore on y trouvait de la place, tenait lieu de l’élégant coupé attelé à l’anglaise. On ne parlait plus du temps qu’il faisait, on parlait des souffrances du