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dans les peuples les plus policés. » Cela paraît tout près de Rousseau [1], et cependant la distance est grande, puisque ce missionnaire s’en va dévouer sa vie pour embellir ces restes et pour policer ces peuples, — pour les embellir par le baptême, pour les policer par l’Évangile. Mais ce qui subsistait de sa remarque, c’est que leurs âmes n’étaient pas si fondamentalement mauvaises qu’elles eussent strictement besoin, pour leur salut, des grâces sacramentelles que ce missionnaire venait leur offrir. Arrière donc le rigorisme intransigeant qui, par la plume du grand Arnauld, jetait en enfer les païens, y compris Aristote et Platon, Socrate et Diogène ! Si les philosophes croyaient que telle était l’exacte doctrine de Rome, les philosophes s’égaraient.

Mais devant eux Fénelon avait surgi, tout Fénelon, le Fénelon des écrits antijansénistes et le Fénelon du Télémaque et des Dialogues des Morts, le Fénelon qui sans effort aimait le Christ et le Fénelon qui avait à faire effort pour se défendre à lui-même de trop aimer les païens ; et les philosophes pouvaient constater que dans son Instruction pastorale en forme de dialogues sur le système de Jansenius, Fénelon, traitant du salut des infidèles, entre-bâillait à un certain nombre d’entre eux, par la vertu de la grâce prévenante du Christ, les portes du ciel, et que les belles âmes païennes du Télémaque, adeptes ou apôtres de la morale naturelle, gardaient je ne sais quelle rectitude qui faisait souhaiter, pour elles, un autre avenir que la damnation. Si jamais âmes païennes méritèrent que Dieu leur donnât la grâce en vue de la Rédemption qui devait venir, ce furent bien les vertueux héros de ce livre. Et tout cela pouvait rassurer la sensibilité des philosophes, trop prompts à croire que Rome vouait aux flammes éternelles la plus grande partie des humains, depuis le siècle d’Adam jusqu’au siècle d’Emile. S’ils eussent lu les bulles au lieu d’en rire, ils eussent vu que l’Eglise avait condamné l’une des cinq propositions imputées à Jansenius, parce que cette proposition niait que le Christ fût mort pour tous les hommes.

Il leur-plaisait d’avoir inventé certaine bonté divine, au regard de laquelle toutes les religions étaient bonnes. La formule était fautive, et peu respectueuse pour la dignité même de l’esprit humain ; mais la lecture de la bulle Unigenitus, de

  1. Voir les commentaires de M. Seillière dans son livre : Le péril mystique p. 54-60.