Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cercueils rouges descendus dans un caveau au milieu de la ville, sans prêtres, sans cérémonie religieuse quelconque, sans prières, sans bénédictions, quel sacrilège !

Pétrifiée, la foule regardait et se taisait. Les vieux hochaient la tête et marmottaient tout bas : « C’est bien la fin du monde, la construction de la tour de Babel ! A-t-on jamais vu des chrétiens ensevelis dans la rue, quand il y a des cimetières ? On les enterre comme des chiens. Personne ne prie pour l’âme des défunts ! » Au lieu des coutumières oraisons funèbres, ce sont des discours politiques, qui se succèdent sur les cendres des morts. Ils chantent les louanges de la Révolution et célèbrent l’héroïsme de ceux qui sont morts pour elle.

La nuit commençait à tomber et il restait encore beaucoup de cercueils à descendre. Pour éclairer le travail des fossoyeurs, on alluma des torches qui projetaient au loin de sinistres lueurs. Le ciel avait, ce soir-là, un reflet de pourpre : les torches, les cercueils, les gens semblaient enveloppés dans un linceul sanglant. On se serait cru transporté en plein paganisme, à l’époque des cirques de Rome et des fêtes de Néron.

Les gens simples passaient en se signant devant ce grand tombeau et murmuraient entre les lèvres :

« Seigneur, préservez-nous de l’Antéchrist, car son règne approche ! »


II. — LE CONSEIL DE MILICE DE LA PETROGRADSKAÏA STORONA

Comme propriétaire d’immeuble, ma mère reçut en mars une notification du comité de milice du quartier. On la conviait à une séance au lycée ; j’y allai à sa place.

Jamais cette salle n’avait abrité entre ses murs une réunion aussi disparate. A la place d’honneur on voyait encore les portraits peints à l’huile des souverains, et ceux des divers dignitaires avec le cordon de Saint-André. Ces images muettes évoquaient l’histoire de la Russie autocratique qui avait étonné l’Europe par sa pompe. De quels spectacles étaient-elles aujourd’hui les témoins silencieux et désolés I Par quels termes, par quelles épithètes la Révolution avait-elle remplacé les titres anciens et la courtoisie d’antan ! C’était une cohue énorme, bourgeois et ouvriers confondus, ceux-ci en majorité. Sur une estrade un individu qui marquait mal, oh ! combien !