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leurs enfants faisaient le signe de la croix et répétaient aussi : Vetschnaia Pamiat !


VII. — UNE VISITE A KROPOTKINE

Mme Lebedew, la fille de Kropotkine, m’a téléphoné que je ferais plaisir à son père en venant prendre une tasse de thé chez lui. Je décidai de profiter de cette invitation pour le remercier de la sympathie qu’il avait témoignée aux invalides. Je me rendis aux îles, dans la villa Van der Palz.

Tout au fond d’un vaste jardin aux arbres touffus s’élevait une maison en bois avec une véranda vitrée. Sous l’ombrage d’un tilleul aux larges branches, je trouvai Mme Lebedew, habillée d’une robe de mousseline blanche qui faisait ressortir son teint éclatant de brune. Son père, en conférence avec Milioukoff, me priait d’attendre. La conversation roula sur l’ouvroir. Je me plaignis de la paresse des mutilés qui me désespérait. Elle me pria de répéter ce fait à ses parents qui refusaient d’y croire.

Quelques instants après apparut au fond de l’allée Kropotkine avec sa femme. Tel était l’agrément de ses manières qu’on était tout de suite sous le charme. On reconnaissait l’homme du monde d’une autre époque, courtois et brillant. Plein d’entrain, il s’intéressait à tout comme un jeune homme. Il me fit l’accueil le plus empressé et me promit de visiter mes invalides.

Comme je lui disais leur horreur du travail, son regard limpide prit une expression de profond étonnement.

-— Est-ce possible ? me dit-il ; les paresseux dont vous vous plaignez sont sûrement des exceptions.

Il jugeait les individus en théoricien qui, du fond de son cabinet de travail, a rêvé, durant un long exil, à son pays natal et aux souffrances de ses compatriotes. Il regardait les gens avec une âme d’idéaliste, les imaginant tels qu’il les voulait et non tels qu’ils étaient réellement. Go savant universel mettait sur les visages qu’il contemplait un reflet de sa propre candeur.

Je proposai à Mme Lebedew d’entrer dans notre comité. Elle s’excusa sur le manque de temps ; elle cherchait un emploi qui lui rapportât quelque argent : ils n’étaient pas riches, et la vie coûtait cher. Pourtant, au début de la Révolution,