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barra l’entrée : ils entonnèrent sous les fenêtres la Marseillaise. Certains même parlèrent de jeter des allumettes enflammées, qui eussent fait flamber les amas de paille et griller acteurs et public comme cochons de lait. Mallarmé menaça les braillards de quelques potées d’eau froide. Tout se calma, parce que les pires révolutions finissent. Mais la discorde, de ce jour, régna au village : des femmes s’invectivèrent, des hommes se menacèrent du poing, et notre prestige fut compromis.

À l’avenir, nous ne jouâmes que devant un public trié ; mais notre passion n’en fut pas moins vive ni nos répétitions moins amusantes.

Les soirs de représentation, je ne vivais pas. À dépouiller, l’heure venue, mes vêtements quotidiens, mon enveloppe banale ; à enfiler le maillot de Gringoire ou de Pathelin, à endosser la casaque de Pierrot, je ressentais un plaisir d’une acuité extrême, comme si, en changeant de peau, je changeais d’âme, comme si la baguette d’une fée m’eût transformé soudain en un être plus libre, plus beau, tout neuf.

Avec quel soin je faisais, sous le fard et les rides des crayons bleus ou bistre, sous le rose des joues ou le masque de plâtre, un visage autre que le mien, un visage que je ne reconnaissais plus moi-même et qui cependant m’appartenait. La perruque blonde du moyen âge, ou le crame chauve d’Orgon, ou le serre-tête de velours noir achevaient la transformation. De quelle attente peureuse et hardie attendais-je de frapper les trois coups et de paraître sur les planches, où la crainte, l’ivresse, l’effort nous composaient une âme dédoublée, complexe, intense ! De quelle lucidité singulière étais-je alors investi ! On parle du haschich pour élargir le sentiment de la personnalité ; mais le jeu théâtral me donnait au centuple cette volupté. À chaque seconde, l’action, les répliques m’emportaient comme dans un délicieux songe au galop, trop rapide, et que j’eusse voulu ralentir. Une singulière lucidité me montrait le moutonnement des têtes des spectateurs dans l’ombre, dardait par toutes mes fibres les courants magnétiques ; qu’exhalent l’attention, l’émotion de la foule, en même temps qu’attentif à mon rôle et à celui de mes partenaires, je les soufflais au besoin. Le travail littéraire lui-même, aux heures les plus pleines, les plus conscientes, ne devait pas me donner cet enivrement ; et si