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Si différente qu’elle semble de ma manière, cette médiocre nouvelle, L’Abdication répond au goût d’aventure qui m’a fait écrire depuis, à la surprise de quelques-uns, trois grands romans d’action, La Princesse Noire, Le Spectre d’Or, La Cité des Fauves. J’ai toujours pensé qu’il serait tentant de relever de sa médiocrité le roman-feuilleton, en lui insufflant plus de vérité, en le faisant servir à des idées utiles, conformes à sa mission populaire. Mais il faudrait pour cela que l’écrivain pût jouir d’une liberté que les goûts actuels de la masse lui refusent. Ce genre de récits est plus méprisé que méprisable : Eugène Sue, Féval, Dumas père, Hugo même n’y excellaient-ils pas ? La variété des péripéties, les rebondissements de l’intérêt élargissent ces fictions jusqu’au drame multiforme, si bien qu’on a pu dire qu’un grand romancier d’aventures est le Shakspeare des pauvres.

Je joignis à L’Abdication une autre nouvelle qui donna son titre au volume : La Confession posthume. Un homme y raconte par quel enchaînement d’impulsions il tue sa femme, surprise en flagrant délit. Alphonse Daudet, plus tard, rappela que j’avais traité ce sujet avant que parût en France l’étonnante Sonate à Kreutzer, de Tolstoï. Et je n’en tire, certes, aucune vanité ridicule, les rencontres d’idées étant aussi fortuites qu’inévitables. Je ne cite ce mot de Daudet que pour rendre hommage au sentiment de justice et à la générosité qui l’animaient, tel que je le connus, à la fin de sa vie, miné par une maladie incurable et subissant des tortures sans nom avec un stoïcisme digne de tous les respects…

Trois grands noms m’éblouissent à cette époque, se font chair et verbe dans l’accueil de la poignée de main, la grâce du sourire et la bonté du regard. Je suis reçu le dimanche au Grenier de Goncourt et j’y vois Alphonse Daudet. Je vois aussi quotidiennement Léon Cladel ; car notre mère a loué une maison à Sèvres et nous y donne l’hospitalité. Les jardins de nos deux maisons se touchent.

Originale demeure de Cladel ! Le grand forgeron de lettres avec sa chevelure et sa barbe incultes, son nez d’aigle, ses perçants yeux fauves, rustique comme Jean-Jacques, et accompagné de ses vieux chiens Paf et Famine, avait une allure épique. Sous sa rudesse apparente, c’était le maître le plus bienveillant.