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La mort de Victor Hugo m’atterra : que le vieillard sublime, que le « Père, » que le Titan de l’Ile dût cesser d’être, ce sont choses que la raison subit, mais contre lesquels le sentiment se révolte. Seule, la disparition de Flaubert, cinq ans auparavant, m’avait presque autant bouleversé : il m’avait semblé alors que Mme Arnoux et Mme Bovary mouraient définitivement, que la reine de Saba s’en retournait en pleurant au désertique Bouvard et Pécuchet prenaient une retraite sans retour. Avec Hugo je sentais s’évanouir, malgré leur survie dans l’art immortel, Hernani, Ruy Blas, Didier, Triboulet, toutes ces figures d’opéra lyrique avec leur costume flamboyant. Un océan harmonieux et véhément, traversé d’écumes blanches et d’ailes d’oiseaux fous, zébré d’éclairs et de tonnerres, cesserait de faire entendre ses gémissements ou ses plaintes. L’univers me semblait vide d’une voix infinie. Volontiers eussé-je dit : « Le grand Pan n’est plus ! »

Ce que Flaubert, en des romans précis comme la vie ou évocateurs comme le songe, avait exprimé, la vérité des êtres et des choses, Hugo, lui, l’avait traduit en poésie large et fluide, en symboles magnifiques, en rythmes peints comme par Rembrandt et sculptés comme par Rodin.

L’admiration était et est restée chez moi très puissante : elle me soutient quand je doute de moi, c’est-à-dire presque tous les jours. Que de force j’ai emprunté aux maîtres de la pensée ! Hugo tenait dans mon culte une place à part : celle d’un Dieu ! Et voilà qu’il mourait comme un homme ! Pendant deux jours, je vécus dans l’idée fixe de cette fin, étonné que la nature ne prit pas le deuil, et de ne pas voir sur le visage de tous les passants le reflet de ma tristesse. De mon humble amour, j’assistai avec une dévotion affligée aux pompeuses obsèques que la France et Paris faisaient au plus grand des poètes. J’assistai dans les Champs-Elysées, au défilé des innombrables corporations ; je précédai le char funèbre au coin de la rue Soufflot et du boulevard Saint-Michel ; une angoisse exaltée m’envahit quand je le vis déboucher, dans sa lente majesté, au milieu d’une escorte de cuirassiers. Je crus que mon cœur, à cette minute, éclaterait.

L’inoubliable ruée du peuple ! Un aura mystique soufflait