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— Avec tant de navires allemands internés en Amérique, il ne sera pas difficile, je suppose, d’en mobiliser un pour me ramener sûrement chez moi.

Il les remercie des complaisances qu’ils n’ont cessé d’avoir pour lui, leur serre la main à tous, avec effusion, et, comme d’aucuns poussent la (laiterie jusqu’à lui crier dans sa langue : « Auf wiedersehn ! » il rit d’un rire désinvolte :

— Qui sait ?

Aussi bien le dernier mot n’est pas encore dît : rien ne prouve que tout soit fini entre ce singulier ambassadeur et le grand pays trop confiant dont il s’est cyniquement attaché, pendant des années, à miner l’âme. Le message présidentiel prend soin de réserver l’avenir : « Nous sommes les amis sincères du peuple allemand, et nous avons l’ardent désir de continuer à vivre en bons termes avec le gouvernement qui le représente. Nous ne croirons pas à son hostilité tant qu’il ne nous aura pas réduits à la nécessité d’y croire… Nous visons uniquement la juste revendication de nos droits… Ce sont là des principes de paix, non de guerre. » La rupture, comme on voit, laisse la porte large ouverte à la réconciliation.

Mais c’est tout de même la rupture. Guerre ou pas guerre, l’Amérique de ce soir n’est manifestement plus celle d’hier. Si l’air ne sent pas la poudre, du moins y respire-t-on comme un tonique nouveau. Malgré l’âpreté du vent, tout New-York est dans la rue. Les figures sont excitées, les talons heurtent presque martialement le trottoir. Sur Broadway, un joueur d’orgue de Barbarie est cerné par les passants :

Marseillaise ! Marseillaise ! réclament-ils en chœur.

Et l’homme de moudre avec énergie cette exaltante musique de France à qui l’univers prête désormais la vertu d’une incantation vengeresse contre tout ce qui est allemand. Dans Wall Street, avant de clore la Bourse, agents de change et coulissiers ont entonné l’hymne national américain, l’invocation à la bannière étoilée, puis le plus vénérable des anciens de la corporation a invité ses confrères à louer avec lui l’Eternel d’avoir fait l’Amérique opulente, afin qu’au jour des sacrifices indispensables elle pût donner sans compter. Les pacifistes ont mauvaise presse. « Le pays, leur- signifie-t-on, ne va plus être d’humeur pour quelque temps à tolérer des divagations de fous. » Et l’on suggère qu’ils soient tous enfermés dans les grottes du