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et les autres ouvrages d’Hervieu. Mais cette fois encore, l’auteur de la Fille sauvage ne saurait être de l’avis de son prédécesseur : « Est-ce à dire que les personnages d’Hervieu soient dans l’absolue vérité en acceptant la domination de l’instinct avec une passivité presque animale ? Je ne le pense pas. Si la détresse d’une victime des fatalités de la chair est parfois admirable à contempler, je sais un spectacle encore plus sublime, celui de l’intelligence humaine essayant de s’affranchir des tares originelles et de substituer le choix volontaire au désir obligatoire. »

Toute l’opposition entre les deux écrivains est dans cette phrase. Elle achève le personnage d’Hervieu, composé par M. de Curel, et si l’on veut, la pièce de théâtre faite par M. de Curel, et dont Hervieu est le sujet. Le dénouement en est le triomphe de l’instinct. En vrai auteur dramatique, M. de Curel a laissé de côté ce qui contrariait son sujet il n’a pas parlé des dernières pièces d’Hervieu, de Bagatelle, où le rôle tragique et funeste de cet instinct d’aimer est dénoncé, de Le Destin est maître, qui est un appel à l’indulgence, une condamnation des purs : mais cela eût fait un acte de trop.

M. Boutroux à son tour a tracé le portrait de M. de Curel, et il l’a fait en philosophe, je veux dire en discernant dans chaque œuvre la tragédie morale, le rapport du sujet aux sujets éternels : dans l’Envers d’une Sainte, la faillite de la pratique qui n’est pas soutenue par l’action intérieure ; dans la Figurante, la faillite de l’habileté en face de l’amour ; dans les Fossiles, la faillite du passé qui veut subsister dans le présent ; dans l’Invitée, la faillite de l’indépendance ; dans le Repas du lion, la faillite de la charité ; dans la Nouvelle Idole, l’héroïsme égal de la foi et de la science ; dans la Fille sauvage, l’épopée du genre humain ; dans la Danse devant le miroir, la comédie de l’amour, qui sincèrement feint et se compose pour plaire. Ainsi il a tiré de l’œuvre de M. de Curel un théâtre d’antinomies ; après quoi, il a cherché une solution. C’est le travail que Kant faisait devant l’énigme de l’univers. Ainsi M. de Curel et M. Boutroux, chacun à sa façon, ont élevé le divertissement d’une réunion académique jusqu’à une discussion d’idées. Il y avait longtemps que nous n’avions entendu ce langage plein. La phrase nombreuse, la pensée ferme, le souci du juste et du vrai, l’émotion devant la vie, la générosité sans rêverie, le goût de l’éternel, tout cela était de la meilleure tradition de notre pays ; et ce jeudi-là, l’Académie représentait vraiment l’esprit français.


HENRY BIDOU.