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liséré de sable ocreux. Passé le phare de Greenbury dont la structure a la forme d’un colombier pour oiseaux de mer, nous sommes dans une véritable Méditerranée aux petites vagues courtes et frisottantes. Devant nous, dans le poudroiement doré de l’horizon, s’estompe une silhouette d’un bleu vaporeux, qui peu à peu se matérialise et prend corps : c’est la Jeanne-d’Arc. Elle nous a elle-même repérés, car cinq ou six notes de clairon rebondissent jusqu’à nous sur l’eau sonore et font tressaillir en moi chacune des fibres de mon être. Sa masse grandit, grandit, s’érige maintenant, à trois, puis à deux encablures, en une puissante forteresse d’acier bruni. Comme elle se présente par le travers, on distingue le moindre détail de sa coque, de ses agrès. Tout un champ de coquelicots fleurit aux bérets de ses hommes de bordée, groupés sur la « plage » d’arrière. Et voici qu’au-dessus d’eux, à la drisse du mât d’artimon, grimpe agilement une chose ailée, vivante, frémissante, qui soudain flamboie d’une triple flamme dans le ciel d’or, — le drapeau ! Les officiers américains se sont découverts pour lui rendre son salut. Un d’eux se penche à mon oreille :

— Comme elles sont belles et nobles, vos couleurs françaises !

J’ai la gorge trop serrée pour répondre ; toute mon âme s’est réfugiée là-haut, dans les plis de l’étamine sacrée et palpite avec elle dans l’espace… Lorsque nous accostons au pied de l’échelle, le contre-amiral Eberlé pousse la courtoisie jusqu’à vouloir que je le précède :

— S’il vous plaît… Vous êtes mon hôte.

— Pardon, nous ne sommes plus en Amérique, nous sommes en France. Je suis chez moi.

Chez moi ! Je ne croyais pas, en vérité, si bien dire. Durant les présentations, à la coupée, il suffit que le commandant Juin articule le nom du « médecin principal Aurégan » pour que je me sente tout à coup replongé dans mes sources premières, aux plus purs, aux plus poétiques jours de ma lointaine enfance villageoise :

— Seriez-vous des Aurégan de Ploumilliau, par hasard ?

Il en est. Et, sans nous être jamais vus, nous nous reconnaissons. Encore qu’il soit plus jeune ou moins âgé que moi de quelques années, nous avons le même passé, riche des