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la rue l’extrémité des longs fils avec lesquels leurs patrons, assis dans l’ombre de l’échoppe, fabriquent la couture d’un burnous… Depuis des centaines d’années ! Et peut-être, demain, toute cette petite activité va s’effondrer en poussière… Je ne sais pourquoi les peintres, éternellement tourmentés de vastes ambitions, dédaignent, comme des sujets trop au-dessous de leur génie, ces petits métiers charmants. Ah ! puisse-t-il venir tout de suite, l’humble peintre génial de ce vieil Orient familier ! Tous les petits métiers l’attendent, et dans le moment même où j’écris, j’entends la voix de cet autre artisan de la vie marocaine, la voix de l’âne qui l’appelle.

Parmi ces trafics puérils, sous ces treillages de roseaux, dont les lumières et les ombres font les délices du photographe, circule une foule prodigieusement vivante, fruste, primitive, souple et brutale à la fois, d’une familiarité plaisante que rien de vulgaire n’enlaidit, l’œil éveillé, les dents blanches, le corps divinement à l’aise dans sa demi-nudité ou ses lainages aux grands plis. Gens venus de tous les coins du bled, de la montagne et de la plaine, avec leurs ânes, leurs mulets et leurs chameaux : Berbères, Arabes, nègres et demi-nègres, toutes les teintes de la peau, depuis la couleur du pain cuit jusqu’à « la plus sombre livrée du soleil éblouissant. » Tout ce monde vaque à ses affaires, un poignard au côté, avec des pensées, des désirs, des besoins, que je traverse sans les comprendre. Et toujours le flot me ramène à une place étrange, où cette population rustique, chaque jour renouvelée, s’arrête ou s’accroupit autour de choses qui l’enchantent, et qui me retiennent, moi aussi, pendant des heures, attentif comme un ignorant devant un grand livre ouvert.

Oui, vraiment, une place étrange, sur laquelle les montagnes, accourues du fond de l’horizon, penchent leurs têtes neigeuses, pour regarder ce qui se passe. Toute l’âme du Sud ! se trouve ici présente, au milieu de cercles curieux qui se font et se défont avec la mobilité des fumées. Il y a le cercle du charmeur de serpents qui s’agite, l’écume aux lèvres, les cheveux dénoués autour du sac de cuir d’où sortent les cobras noirs et luisants. Le charmeur bondit autour d’eux, les excite avec sa baguette, célèbre en litanies violentes et rapides les vertus mystérieuses de la terre, dont les serpents sont pénétrés plus qu’aucun être vivant. Furieusement, il fait rouler sur son cou