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toutes les initiatives sociales du moyen âge chrétien, avec sa compréhension, toujours éveillée, des besoins populaires actuels, que Godefroid Kurth, dressant parmi les catholiques belges sa haute stature de tribun, leur apparaissait comme un docteur de générosité sociale.

La Grande Guerre surprit Godefroid Kurth en Belgique : il arrivait de Rome, où il était directeur de l’Institut historique belge ; sous ses regards étonnés, accablés, la ruée allemande déferla. Ayant toujours voulu, d’une volonté très stricte, une Belgique impartiale entre la France et l’Allemagne, il avait toujours compté que cette Belgique serait respectée. Le crime germanique fut pour lui la plus affreuse déception. On ne pouvait l’accuser, certes, de malveillance préconçue pour ses mauvais voisins de l’Est. Il avait toujours revendiqué l’autonomie linguistique pour les divers groupes de populations qui formaient l’unité belge, et non point seulement pour les Flamands, mais aussi pour certains Belges de langue allemande, voisins des provinces rhénanes. Ses relations scientifiques avec un certain nombre de professeurs des universités allemandes lui étaient très chères ; et l’un de ses meilleurs disciples, M. Karl Banquet, saluait en Godefroid Kurth, au moment de son jubilé, le maître qui, en « gardant avec une fidélité jalouse la méthode française d’exposition, » avait « introduit dans les universités belges la méthode d’investigation allemande. »

Tel était l’ouvrier d’histoire dont nous allons publier les ultima verba. Avec le peu de documents dont il disposait, mais avec toute l’acuité de sa vision et avec toute l’acuité de sa conscience, il fit pour une dernière fois œuvre d’historien, en racontant le guet-apens dont sa patrie était victime. Sous le joug allemand, son éloquence était devenue muette ; mais dans le secret de son cabinet de savant, sa plume restait libre, et les pages qui suivent nous montrent l’usage qu’il fit de cette dernière liberté, jusqu’à son dernier souffle. Il commença ce travail « au fond d’un village brabançon, sans chemin de fer, sans poste, sans journaux, loin de toute bibliothèque, et ne pouvant communiquer avec Bruxelles qu’au prix de démarches et de passeports ; » il n’eut d’abord à sa disposition, pour cette besogne, que « les journaux allemands abandonnés par les troupes de passage. » C’était dur, sous ce régime allemand, de rassembler des documents : lire des journaux, les colporter, les garder, pouvait entraîner la mort. Godefroid Kurth, quand même, ne voulait pas attendre pour écrire ; il tenait à « parler tôt pour empêcher les légendes de la calomnie de prendre racine dans les esprits, » et puis peut-être pressentait-il qu’il fallait parler tôt parce que la mort allait venir tôt… Et dans les chapitres successifs qu’il jeta sur le papier, on le vit appliquer aux perfides arguments de l’Allemagne ses méthodes sévères de critique historique, et poursuivre la thèse