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en tenant étalée, comme un épouvantail, entre leurs bras étendus, quelque chemise à la mode marocaine, où l’on voit, peinte en bleu, la marque de fabrique, un lion, une locomotive en quelque liberté avec sa torche et ses rayons ; fripiers et brocanteurs, qui surveillent de l’œil une quincaillerie sans nom, des caftans usagés, de vieilles soies passées, des restes d’uniformes qui ont vu la Somme et Verdun, quelques boites de conserves vides, une gamelle, quatre boutons et quelquefois moins encore ; femmes effondrées dans leur haïck devant des bracelets d’argent, ou de petites pièces de cotonnade blanche, brodées de quelques fleurs de soie ; matelassiers qui épouvantent, quand on voit auprès d’eux les lots de chiffons innommables dont ils bourrent leurs coussins ; savetiers qui, à l’abri de quelque vieille natte suspendue à un roseau, s’emploient à redonner la vie à des babouches sans espoir ; vendeurs de sauterelles cuites, d’œufs durs saupoudrés de cumin, de pois chiches, de fèves grillées ; marchandes de soupe accroupies devant une énorme marmite entourée de chiffons graisseux ; marchands d’agglomérats étranges faits de sucre, d’amandes, de dattes, de raisins, et de grains de millet ; droguistes assis devant des peaux de chat, des ailes de chouettes et d’éperviers, des dépouilles de bêtes séchées, lézards, caméléons aux vertus infinies comme leurs couleurs changeantes ; sorcières du Sénégal qui brassent l’avenir dans une corbeille d’osier, pleine de coquillages blancs et noirs, affreux à voir comme des yeux arrachés à leurs orbites ; mendiantes rassemblées autour d’un méchant tapis, sur lequel on jette en passant un sou, un fruit, un oignon, et dont les voix plaintives chantent, pendant des heures, d’interminables litanies, qui vont rejoindre dans la confusion des bruits tous les autres appels à la divinité.

Aux deux bouts de la place, des tentes rapiécées comme un burnous de Derkaoui, forment des îlots de chiffons parmi cette foule mouvante. Là-dessous, l’amateur de guimbri pince son instrument devant une tasse de thé ; le joueur d’échecs se penche au-dessus de son échiquier, les fumeurs se passent entre eux la petite pipe de kif ; le barbier rase une tête avec un méchant couteau de fer qu’il aiguise sur son bras, et auquel il donne un fil que n’a jamais connu mon rasoir, ou bien il fait une saignée, pose une ventouse, opère un œil avec une désinvolture à vous donner la chair de poule.