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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/826

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marabout avec ses branches épineuses, couvertes de chiffons et de touffes de cheveux ; une rigole d’eau vive venue on ne sait d’où, les berges escarpées d’un oued, profond de plusieurs mètres, sur lequel est jeté de loin en loin une arche de pont romantique, faite à souhait pour illustrer quelque tragique histoire espagnole. Entre ces bosses, ces trous, ces précipices, une piste tortueuse où passent quelque troupeau de chèvres, de moutons ou de vaches, des burnous derrière des ânes, des femmes qui vont laver à la seguia de la laine ou du grain. C’est à la fois animé et solitaire, vivant et mort ; cela ne ressemble qu’à soi-même, et, sans qu’on sache pourquoi ni comment, ce désordre poussiéreux fait une harmonie saisissante avec le grandiose de la muraille et le charme bucolique des jardins… Ailleurs, plus de palmiers, plus d’oliviers ; rien que l’immensité nue, — verdoyante au printemps, complètement brûlée l’été, — d’où l’on voit de loin accourir les longs chapelets des puits, semblables à des cratères minuscules, qui apportent dans leurs profondeurs l’eau, la vie, la fraîcheur à la ville et aux jardins. Et tout au fond du paysage, l’Atlas, la grande vague resplendissante de son écume neigeuse qui ne s’écroule jamais sur la plaine…

Le matin, comme presque toujours en été, la montagne demeure invisible, voilée, escamotée par la brume. Sur toute sa longueur, la muraille, frappée en plein par le soleil, resplendit sans aucune ombre. Les grosses tours carrées, qui s’avancent en saillie tous les trente mètres environ, semblent s’être enfoncées, anéanties dans la masse de terre uniformément dorée. Devant nous, la plaine immense, pareille à un sombre miroir de cailloux gris étincelants. Il est sept heures du matin. Les rênes brûlent dans les doigts ; on commence à regretter l’ombre de toute la boue séchée qu’on laisse derrière ces murs de feu ; avec une vague inquiétude, les yeux éblouis par la lumière mesurent l’espace embrasé qu’il va falloir traverser sous ce ciel sans merci, pendant des heures et des journées, pas à pas, mètre par mètre, à l’allure d’un homme à pied, sur un cheval qui dort déjà…


JEROME et JEAN THARAUD.