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Ce fut, j’en ai le souvenir très présent, un moment de vive angoisse pour M. Stolypine : à peine arrivé au pouvoir, il n’avait pas encore eu le temps de se rendre maître de tous ses rouages L’armée russe revenait de Mandchourie ; elle y avait essuyé de graves revers, ce qui affaiblit toujours l’autorité du commandement aux yeux du soldat ; elle avait de plus traversé, pour regagner la Russie, la vaste région de la Sibérie qui avait été profondément troublée par le mouvement révolutionnaire de 1905 ; la majeure partie des soldats appartenait à la classe des paysans et par conséquent était particulièrement accessible à l’agitation entretenue par les socialistes dans les campagnes à propos de la question agraire. Le gouvernement se demandait avec inquiétude si dans une telle armée l’ancien esprit de discipline était resté intact, et si elle ne risquait pas d’être contaminée par la propagande révolutionnaire.

M. Stolypine sortit avec honneur de cette dangereuse épreuve ; les révoltes militaires furent ré( »rimées sans que l’on eût besoin de recourir à une sévérité excessive ; la facilité avec laquelle le gouvernement put s’en rendre maître permit de faire cette heureuse constatation que l’armée russe demeurait fidèle à ses chefs.

C’est à l’occasion de la révolte de Cronstadt que j’eus l’occasion d’observer pour la première fois combien l’empereur Nicolas avait d’empire sur lui-même et comment il savait conserver en toute circonstance une parfaite altitude de calme. Cette faculté qu’il possédait à un degré extraordinaire, de rester complètement maître de lui au milieu des plus tragiques événements, a donné lieu aux interprétations les plus diverses et quelquefois les plus injustes : on a voulu y voir la preuve d’une espèce d’insensibilité congénitale et même d’une atrophie du sens moral. Moi qui ai traversé aux côtés de l’empereur Nicolas plus d’un moment critique, j’ai pu me convaincre de l’absolue fausseté d’un tel jugement, et c’est un point sur lequel j’ai à cœur de rétablir dans sa vérité la physionomie morale du malheureux souverain.

Le jour où la mutinerie atteignit son point culminant, je me trouvais précisément auprès de l’empereur Nicolas, auquel j’étais venu, comme chaque semaine, faire mon rapport sur les affaires de mon département. C’était à Peterhof, au Palais, ou plutôt à la villa impériale, située au bord du Golfe de Finlande