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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/162

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tantôt par ce modelé à facettes, un peu brusque, martelé et semblable à une ébauche de sculpteur, mais d’une telle nature qu’il semble venir de l’intérieur et comme repoussé du dedans au dehors. Toute l’architecture spéciale de la tête, le front, l’arcade de l’orbite, les magnifiques substructions de la face humaine demeurent puissamment établies et sensibles sous le muscle et sous l’épiderme, avec une certitude à faire le désespoir des peintres et qui arrachait à Gérard, devant un de ces dessins, ce cri d’enthousiasme : « On nous pilerait tous dans un mortier, qu’on ne tirerait pas de nous un seul morceau pareil ! »

De ces têtes, aucune ne ressemble à sa voisine. Toutes diffèrent entre elles, sont des créations distinctes. Rien de plus propre à La Tour que cette variété. Tout le monde sait que la plupart des peintres, même parmi les plus grands, n’ont qu’un petit nombre de types et que toutes leurs créations se ramènent à quatre ou cinq figures. Rubens, dans toute sa vie, n’a guère eu que deux modèles de femme, l’une brune et mince, qui est Isabelle, l’autre blonde et grasse, qui fut Hélène. Chacun de ces grands poètes, de Botticcelli à Raphaël, de Titien à van Dyck, de Poussin à Watteau, porte en lui l’image d’une jeune fille dont il fait le thème de ses songes. Il l’habille tour à tour en princesse, en servante, en Vierge, en Diane chasseresse ; elle est toujours diverse suivant le tour de ses rêveries, et cependant toujours la même. Sa forme est dans une œuvre d’artiste l’Eternel Féminin qui passe de strophe en strophe et fait l’unité du poème. Chose curieuse ! Les portraitistes n’ont pas échappé à cette loi. Toutes les figures de Mignard, de Nattier, ont un air de famille. Toutes les filles de Lawrence se ressemblent comme des sœurs : même ovale mince, même taille allongée, mêmes lèvres carminées et toujours entr’ouvertes. Seul leur costume change. Ces déesses sont des mannequins.

La Tour, et c’est le signe évident de son génie, seul peut-être parmi tous les amoureux de la femme, n’a eu aucun de ces modèles intimes qui vous distraient des modèles vrais, aucune de ces visions qu’on porte au fond des yeux et qu’on puisse appeler son « type. « Il avait une maîtresse, qu’il semble avoir tendrement chérie, celle qu’il appelait « la Céleste, » et dont il a fait une des rares imagos de son œuvre qui soient empreintes de ce sentiment qui fait la poésie, — la féerique Mlle Fel. On ne voit pas que ce sentiment se soit jamais interposé