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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 52.djvu/368

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d’autres fois la collation ne vient pas, et ma foi on est déçu.

Sous les figuiers aux branches retombantes, des cavaliers de tribu, qui s’en vont comme nous rejoindre la harka [1] près du poste de Tanant, prennent le thé à côté de leurs chevaux entravés. Ces cavaliers dans leurs lainages, ces chevaux recouverts de tapis de selle aux multiples couleurs fanées, composent un tableau auquel les peintres de l’Orient ont habitué depuis longtemps nos imaginations et nos yeux ; mais dans cette agréable soirée, tous ces poncifs retrouvent leur fraîcheur, et ces choses qui dans la peinture et les livres sont de l’éclat, du pittoresque, de la fantaisie locale, prennent ici un air paisible et des tons presque effacés. Rien de bruyant, rien d’étrange ; tout est simple, uni, familier, harmonieusement accordé. Les yeux comme les oreilles jouissent, pour ainsi dire, du silence.

Cependant, depuis la veille nous n’avons encore rien mangé, et il est sept heures du soir. Je regarde avec envie les chevaux et les mulets, plus tôt servis que nous, mâchonner leur paille hachée. Le temps passe, et toujours rien ne sort de la grande kasbah de terre rouge où, je l’espère du moins, les négresses sont penchées sur les tagines [2]. Quand les plats seront-ils à point ? La cuisine arabe est exquise (si toutefois le beurre n’est pas rance) parce qu’elle se fait à petit feu. On la voudrait, ce soir, moins parfaite.

Huit heures ; arrive la lune, et cela distrait un moment cette belle lumière qui tombe en pluie à travers les oliviers. Dans la fraîcheur qui succède à l’accablante chaleur du jour, on glisse à un demi-sommeil qui fait presque oublier la faim. C’est vraiment comme dans un rêve que sur les onze heures du soir, je vois s’avancer des lanternes, une procession de formes blanches qui portent sur leur tête de larges plateaux surmontés par de hauts capuchons pointus. En voici quatre, six, huit, douze qui s’avancent à la file indienne, sous les arbres baignés de lune, graves silencieux, énigmatiques — serviteurs élyséens portant un repas à des ombres. Ils s’arrêtent devant nos tentes, alignent à nos pieds l’interminable suite des plats couverts des capuchons, et attendent debout devant nous pendant qu’on découvre tour à tour la moitié d’un mouton rôti, trois poulets au citron et aux olives, trois autres poulets aux tomates sur lesquels

  1. Troupe indigène.
  2. Plats de terre qui servent à toute la cuisine marocaine.