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Nanti de cette missive, Brasca parvint à Vienne le 13 janvier 1494, un peu inquiet. Si c’était de sa faveur personnelle et de son crédit à la Cour impériale, il fut tout de suite rassuré. Le Roi des Romains le combla d’honneurs, le fit sénateur, lui donna ses entrées dans tous les conseils de ses chambellans, — mais ne lui dit mot de la Reine. Avait-il oublié qu’il était marié ? Qu’il avait épousé Bianca Maria Sforza Visconti, sœur du duc de Milan et richement dotée, dans le dessein avoué de tirer race ? « Voire ?... » se dit Brasca et, délibérément, il entra en matière. Il représenta au souverain distrait et distant la solitude où se trouvait la jeune souveraine, la longue attente qui la consumait, la fausseté de la situation et « de peur que les malintentionnés ne se livrassent à des conjectures peu favorables sur la Reine et sur sa famille, » il le supplia de faire venir sa femme à Vienne, ou d’aller la retrouver à Innsbruck.

Maximilien l’écouta d’un air distrait : il songeait à des choses qui lui semblaient bien plus urgentes et de plus de conséquence : notamment aux palabres du More avec le Roi de France, aux menaces de Charles VIII pour l’Italie... Il sonda, là dessus, Brasca. Que manigançait donc son compère ? Le subtil Milanais para comme il put cette botte courtoise et revint à la charge. Il ajustait et fourbissait ses meilleurs arguments, mais il n’en eut que faire. Le Roi des Romains n’opposa aucune résistance. Il ne niait pas être marié, ni tenu à de certains devoirs. Il en avait d’autres plus pressants, voilà tout. Il répondit donc « que les recommandations n’étaient pas nécessaires, parce qu’il aimait très cordialement la Sérénissime Reine, comme nul marine pouvait aimer mieux sa très chère épouse, et que sur toute autre chose il désirait la voir ; seulement, telles étaient les occupations dans lesquelles il s’était trouvé jusqu’ici, qu’il lui avait été impossible de bouger et qu’ayant mené à bonne fin la plupart des affaires en cours, il pensait dans très peu de jours se libérer et arrivera Hispruch. »

Ce « peu de jours » devait vouloir dire deux mois et demi. Vainement, pendant tout l’hiver, la jeune épousée attendit-elle son mari. Ses courtisans, embarrassés et vaguement inquiets, pour tromper son attente, s’employaient de leur mieux à l’amuser par des spectacles. Pour cela, on lui offrit d’abord un brochet, — un brochet monstrueux et légendaire, servi en zeladia, c’est-à-dire dans un coulis de viande — et qui fit son entrée en grande