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se retirèrent de la vie publique. La santé de la Tsarine était mauvaise ; jalousement attachée à son mari, elle supportait mal de le voir aller où que ce fût sans elle, de sorte qu’elle avait une tendance à l’éloigner, lui aussi, des cérémonies auxquelles elle-même ne pouvait prendre part. Elle mit au monde quatre filles, avant d’avoir la joie de donner le jour à l’héritier du trône. D’une ambition intense et morbide cette série de déceptions n’avait fait qu’ajouter à son peu de foi dans la vie, et, quand enfin naquit ce fils tant désiré, voici qu’il fut de santé délicate : un mal secret et bizarre menaçait la sécurité de ses jours. C’en était trop pour une femme si portée à la mélancolie, toujours sur la défensive envers le monde et tous ceux qui foulaient les voies du monde.

Sans aucun doute, la Tsarine est largement responsable de la conduite de son mari ; elle le découragea au lieu de l’encourager, elle usa de son influence au rebours de ce qu’il eût fallu, elle le retint au lieu de le pousser, elle lui communiqua sa propre méfiance. Mais en toute justice, il me faut reconnaître que ses intentions étaient bonnes et ne sauraient être incriminées : elle croyait fermement avoir raison, ne doutant jamais de l’excellence de son jugement, sûre que tout ce qu’elle faisait serait pour le bien de son mari, de son pays et de son peuple. Il était faible ; des deux la volonté la plus forte était la sienne ; aussi le mena-t-elle sans hésiter vers ce qu’elle croyait être la lumière et qui fut, hélas ! les ténèbres.

La Tsarine est une de ces personnalités comme il en surgit de temps en temps dans l’histoire. Leur puissance reste inexplicable, on se demande d’où leur vient leur force. Peut-être Alexandra aimait-elle réellement son mari ; elle adorait certainement son fils ; mais son attitude envers le monde était perpétuellement méfiante, étrangement dépourvue de tendresse et en quelque manière hostile. Placée au-dessus de toutes choses, et dominant son mari, elle détenait entre ses mains un terrible pouvoir ; si la tendresse avait habité son cœur elle aurait pu accomplir des miracles ; mais, avec cette universelle méfiance, elle tenait grands et petits à distance, comme si chacun eût voulu lui dérober un droit qui n’était qu’à elle. Se considérant comme infiniment supérieure à tout le monde, elle s’imagina n’avoir été placée si haut que pour montrer aux autres leurs erreurs et, finalement, quand elle s’aperçut que