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elle. Encore belle, sa figure avait changé d’expression : elle avait pris quelque chose de figé, l’empreinte du fanatisme prêt à tout, fût-ce à mourir, plutôt que de céder…

Un souvenir me hantait, celui d’une crypte merveilleuse sous une église que les souverains avaient récemment élevée dans leur parc. Leurs filles me l’avaient montrée avec beaucoup de fierté.

J’ai été de tout temps fascinée par l’art religieux, et ce petit sanctuaire était dans son genre un vrai chef-d’œuvre. L’église elle-même est d’une construction belle et originale, mais c’étaient les cryptes qui m’attiraient spécialement. Dans une succession de chapelles à voûtes surbaissées bizarrement peintes et qui donnaient l’une dans l’autre, on avait amassé une merveilleuse collection de trésors. C’étaient des objets d’une valeur incomparable et particulièrement faits pour me plaire : vieilles icônes sur fond d’or encadrées de précieux métaux en ronde bosse ; magnifiques lampes suspendues, d’or et d’argent, d’un travail exquis ; brocarts aux teintes passées, lourdes de broderies ou tissés de merveilleux dessins, harmonieux de tons comme seules peuvent l’être les vieilles étoffes. Il y avait aussi de curieuses croix, des chandeliers aux formes inattendues et bizarres, le tout baignant dans un demi jour mystérieux qui remplissait l’âme de terreur et faisait battre le cœur comme à l’approche d’un mystère sacré. C’était un rêve de perfection byzantine.

L’artiste en moi se délectait à cette évocation d’un autre âge ; mais d’étranges rumeurs m’étaient arrivées concernant ces chapelles où j’aurais brûlé de m’abandonner uniquement à des pensées religieuses. On chuchotait que dans cette crypte d’une beauté mystique, Alexandra retrouvait Raspoutine. On disait que, tandis que le chant des prières continuait dans l’église d’au-dessus, la Tsarine, dans le troublant demi-jour du merveilleux souterrain, affrontait seule son sinistre maître et conseiller, et qu’il lui faisait subir là de terribles pénitences pour servir à la mortification de la chair. Ces visions peuplaient pour moi de leurs ombres ce sanctuaire et, bien que mon esprit refusât de les accueillir, elles me poursuivaient aves une insistance dont j’étais obsédée. Ces mêmes visions revenaient m’assaillir lorsque j’étais assise avec Alexandra à cette table dont elle était la figure principale. Drapée de longues soies aux couleurs