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les empêche point de vendre de la cire et du poivre, et de disputer sa clientèle au juif qui, celui-là, il est vrai, descend plus authentiquement peut-être du patriarche Jacob ou du roi David. Is ont beau pratiquer l’usure, ils n’en ont pas moins des allures de chevaliers.

Leur apprentissage a commencé de bonne heure. Le jeune homme est parti avec des compagnons aussi jeunes que lui et une caravane de mulets chargés des ballots que lui a confiés son père ou le chef du comptoir. A travers les Apennins et les Alpes, les routes sont périlleuses. Au sortir des villes inhospitalières qui exigent de fortes redevances ou qui ont quelquefois des représailles à exercer, on tombe dans une embuscade de voleurs ou de barons plus voleurs. On ne chemine jamais tranquille devant un horizon où se profile un château fort. Il faut tour à tour tirer l’épée et dénouer sa bourse. Cette vie trempe les caractères. Elle s’ennoblit aussi d’une poésie d’aventures. Le trafiquant siennois galope autour de sa caisse comme les chevaliers errants autour de la belle princesse qu’ils reconduisent dans ses états. Ses dangers ne finissent pas avec le voyage. Il risque l’inconstance des faveurs princières, le scrupule tardif des débiteurs qui s’arment des malédictions de l’Eglise pour ne point payer les taux usuraires, la confiscation des biens, l’expulsion. Il a tenu compte de ces risques dans les bénéfices à réaliser. Et il les réalise. Et le convoi reprend le chemin de l’Italie. Ni Londres, ni Paris, ni l’opulente ville de Provins, toute bourdonnante de ses métiers, ni les cités flamandes d’Ypres et de Dixmude ne retiennent le Siennois. Il a hâte de revoir ses tours, de redevenir le citoyen libre d’une commune libre. Il rentre un jour par la porte Camollia. Sa caravane défile le long des rues dallées, et s’engouffre dans la sombre forteresse.

Taine entendit un jour à Londres des hommes du peuple s’écrier fièrement en voyant passer les attelages de leurs Lords : Que nos Lords sont riches ! » Il me semble entendre le même ri de fierté civique sur le passage d’un Tolomei ou d’un Sarracini. La cité peut faire fête à ces marchands qui ne se sont pas seulement enrichis pour eux, mais aussi pour elle. Ils ne ressemblent point aux usuriers du Cercle Infernal, « qui méprisent la nature et l’art. » Rentrés dans leur ville, ils sont aussi ambitieux de l’embellir que de prendre place parmi les membres de