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vu naguère avec une universelle émotion le désastre de l’armée italienne, qu’on a fait tenir dans le nom désormais fatidique de Caporetto, en octobre 1917, et on avait également suivi avec une passion extrême les événements de la fin de mars entre Oise et Somme. Mais quand une partie de l’armée italienne, ébranlée par la trahison, s’était comme effondrée devant les divisions allemandes étayant l’Autrichien, quand l’armée britannique du général Gough semblait presque se dissoudre sous le choc violent des 21 et 22 mars, le monde avait dit : « il reste la France, » et, en dépit de leurs rodomontades, les Allemands pensaient de même puisque, précisément, ils avaient conclu des derniers événements que rien de décisif ne pouvait être tenté sur le front britannique si l’armée française restait intacte, cette armée française qui, depuis le 4 août 1914, restait cette « ennemie principale, » que Verdun, après la Marne, avait sacrée ennemie invincible.

Et non seulement l’assaut du 27 mai venait d’assurer en deux jours aux armées Boehn et Below un gain de terrain tel que tout d’abord il paraissait invraisemblable, la possession d’un des remparts de l’Ile de France, les plateaux de l’Aisne, de la rivière, des plateaux d’entre Aisne et Vesle et de la Vesle même, mais la surprise avait été telle qu’elle avait valu aux Allemands un nombre de prisonniers insolite et un énorme butin ; sous la protection de la barrière des plateaux, tout le pays entre Aisne et Vesle était, la veille du 27 mai, rempli de matériel accumulé, de parcs, de camps, de dépôts, de formations sanitaires et tout avait été rallé en quarante-huit heures. Mais ce qui plus que ces gains énormes émouvait, c’est qu’en apparence les troupes françaises s’étaient comme volatilisées. La presse allemande allait, par ses lourdes railleries, souligner les rares défaillances, les exagérer bientôt jusqu’à la plus grossière caricature. Mais en France comme en Allemagne, dans les pays alliés, neutres ou ennemis, on eut certainement, le 28 mai au soir, le sentiment que le coup le plus grave venait d’être porté tout à la fois au prestige français et à la force française — et, partant, un coup peut-être mortel à l’Entente.

L’Etat-major allemand, dont les communiqués allaient se faire lyriques, ne pouvait échapper à l’ivresse de cette heure unique. Tout ce qu’il avait voulu se réalisait et même au delà. Il n’avait entendu qu’affaiblir et fixer l’armée française ; il