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sacrifices inouïs, l’armée fut sauvée, mais elle n’était plus la même qu’au commencement de la guerre. Elle avait perdu sa volonté de vaincre et sa confiance dans ses chefs. Les nouveaux contingents qui venaient combler les vides n’apportaient plus avec eux l’état d’esprit des premiers jours de la guerre.

La retraite de 1915 porta également un choc violent à l’opinion publique russe. On crut d’ailleurs avec beaucoup de raison, que le Gouvernement n’était pas à la hauteur de la tâche que lui imposaient les événements, que sa politique réactionnaire semait la discorde à l’intérieur, que l’intervention énergique des éléments extra-gouvernementaux était absolument nécessaire pour sauver le pays d’une défaite. Ceux qui dirigeaient l’opinion publique crurent et tirent croire aux autres que les défaites n’avaient qu’une seule cause, — le mauvais gouvernement que désavouait le « peuple russe. » La nomination d’un vieux fonctionnaire, peu sympathique, mais fort insignifiant, Stürmer, au poste de ministre des Affaires étrangères au mois de juillet 1916, porta ce sentiment à son comble : sans aucune preuve à l’appui, Milioukoff laissa entendre à la tribune de la Douma que Stürmer trahissait le pays ; c’était faux, mais cette accusation eut un énorme retentissement.

Il était naturel que la chute du tsarisme, due à cette atmosphère morale et aussi aux fautes de l’Empereur et de l’Impératrice Alexandra Feodorovna, fût envisagée par l’opinion publique comme ouvrant la porte à la victoire. Mais les premières semaines qui suivirent le coup d’Etat prouvèrent à tous les esprits avertis que cet espoir était complètement illusoire. Le malaise du pays dérivait, en réalité, en tout premier lieu, de la fatigue et de l’épuisement moral de l’armée. La grande œuvre de l’émancipation politique, si nécessaire et si utile en soi, entreprise par le gouvernement provisoire, fut le signal d’une dislocation générale de l’armée et aussi des masses. Le nouveau régime qui devait conduire à la victoire, achemina en réalité la Russie vers la défaite.

Lénine était à l’étranger quand la Révolution éclata. Il attendait son heure. Toutes ses prévisions de 1905 et 1914 paraissaient se réaliser, et quand il rentra en Russie, quelques semaines après la chute de la monarchie, il pouvait se dire que