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Elles poussaient les you-you du retour en battant de leurs grosses mains… Elles marchaient à grands pas pour aller préparer à leurs maîtresses les matelas du repos… tandis que celles-ci arrivaient sans hâte, de cette démarche majestueuse qui, chez les Orientales, indique toute une série de convenances… Dès qu’Aïcha les vit s’approcher, elle retourna l’arme qu’elle tenait entre les mains. La lame du yatagan fit une entaille à son voile. C’était ce yatagan dont son père s’était servi il y avait cinq ans pour défendre son petit bien.

La mariée apparut au milieu de ses compagnes. Son costume n’était pas différent du leur : le costume de ville entièrement blanc. Dans l’air du soir s’exhalait cette odeur de hammam si particulière, — odeur de vapeur, de haïks neufs et de teintures de toute espèce. La jalousie de nouveau rongea la Bédouine. Son âme pleura de haine. Enfin, elle allait frapper à ce bonheur insolent. Elle allait crever le cœur de Didenn comme il avait crevé son cœur à elle, — pauvre esseulée. C’est qu’elle l’imaginait bien là-haut, dans sa chambre luxueuse, étendu sur son sofa de velours et rêvant de sa femme, tandis qu’au chevet du lit nuptial brillaient déjà les bougies sacrées…

— Tu l’auras morte ! jura la Bédouine.

Et elle se préparait à porter à sa rivale un coup terrible, là… entre les épaules… et elle la laisserait gisant dans son sang comme elle-même gisait dans sa souffrance…

Mais alors, que vit-elle ? Sa rivale qui se détachait du groupe de ses compagnes et qui, franchement, s’avançait vers elle… Sa rivale… la mariée, la femme de Didenn… Elle, venait à elle, elle se portait avec assurance au-devant du danger…

— Que me veut-elle ? pensa Aïcha. A-t-elle su que j’allais lui faire du mal ? Est-elle une vraie sainte, comme on le disait, qu’elle ait pu lire dans mon cœur ?

Aïcha eut peur. Elle eut peur de cette femme qui arrivait d’un pas si confiant, sans la moindre inquiétude sur le visage.

— Elle sait, pensa la Bédouine superstitieuse, elle sait tout !

Elle lâcha son yatagan, s’écroula à terre pour le dissimuler dans son voile. Elle claquait des dents. Elle levait déjà les bras pour demander pardon…

La belle mariée s’était arrêtée devant elle. À distance, elle avait pris Aïcha pour quelque meskina des routes de Sidi-Bou-Medine. Et la fille des Marabouts n’oubliait pas l’aumône du