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vis-à-vis d’autres souverains, surtout vis-à-vis de ceux que leur vie privée occupait bien plus que leur vie publique et celle de leurs peuples. Les uns songeaient surtout à l’accroissement de leur fortune ; d’autres s’adonnaient aux passions des sens ; d’autres encore subordonnaient tout, — et même leurs devoirs les plus sacrés, — aux joies et aux soucis de la famille ; Ferdinand n’eut que deux passions : la consolidation de son trône et l’avenir de son peuple.

Il sied de dire encore à la décharge de Ferdinand qu’il était né neurasthénique et que les conditions de sa vie et de son métier exaspérèrent singulièrement cette disposition. De là son irrésolution dont on ne se doutait pas dans le grand public, de là sa méfiance qui se remarquait immédiatement : Ferdinand n’a jamais su prendre une décision par lui-même. Il imaginait et élaborait savamment les détails d’une combinaison politique ; au moment de la mettre en œuvre, une autre volonté devait s’imposer à la sienne et le faire agir. Longtemps cette volonté fut celle de sa mère. Avec la mort de la princesse Clémentine, l’irrésolution de Ferdinand s’accrut dans des proportions formidables. En 1908, lorsque l’annexion de la Bosnie manqua de brouiller les cartes de toute l’Europe, Ferdinand, prévenu à temps par M. d’Aerenthal, se prépara à faire suivre la démarche autrichienne par la proclamation de l’indépendance et de la royauté bulgares. Tout était parfaitement combiné et préparé ; mais, au moment décisif, M. Malinov et ses collègues durent l’assiéger pendant plusieurs heures dans son wagon-salon et lui arracher la décision, en employant à cet effet les menaces bien plus que la persuasion. Et ceci n’est pas un exemple unique.

Pour ce qui est de sa méfiance, je dois dire que j’ai rarement vu un être plus soupçonneux que le roi Ferdinand. Presque toutes les conversations que j’ai eues avec lui commençaient bien ; on avait devant soi un interlocuteur intelligent, cultivé, fin, voulant exercer son charme de séduction et entrant jusqu’à un certain point dans votre ordre d’idées ; et puis tout d’un coup, sans raison apparente, une ombre passait sur son visage, le regard devenait oblique, et la pensée du Roi se fermait brusquement devant vous, remplacée par un échafaudage de faux-fuyants et de lieux communs. C’est qu’à un certain moment une pensée coutumière avait traversé le