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subitement précipitées dans un gouffre de trahison, de total abandon, de révoltante saleté physique et morale. Ont-elles pu se sauver dans quelque retraite obscure au fin fond des forêts sibériennes, ou bien ont-elles aussi subi un affreux martyre ?... Personne en Europe ne le sait au juste ; et personne, d’ailleurs, n’a l’air de se préoccuper outre mesure de cette embarrassante question ; on a à penser et à parer à tant d’autres choses !

Hélas ! qui eût pu évoquer, dans un si proche avenir, de si lugubres images ? qui eût prédit de si terribles destinées à ceux qui étaient réunis, en cette belle matinée de décembre, autour de la table impériale à Livadia ? A travers les grandes baies vitrées de la salle à manger, se voyait un joli patio tout blanc, tout rempli des dernières roses d’automne ; sur tous les visages se reflétait encore le plaisir d’un bon exercice pris à l’air vivifiant et parfumé des montagnes en face de l’immense horizon de la mer. On plaisantait la charmante petite comtesse Hendrikoff, toute jeune encore et qui, en l’absence de ses supérieurs d’âge et de position, occupait à table la place de la Grande Maîtresse de la Cour. On faisait de nouveaux projets d’excursion à cheval. Entre l’Empereur et ses filles on sentait un tel courant d’affection, de charmante intimité, presque de camaraderie !

Après le lunch et le café servi dans le hall, l’Empereur fit pendant un quart d’heure cercle et puis, s’approchant de moi, me dit de le suivre. Il ouvrit lui-même une porte après l’autre ; en passant par le grand salon et en se retournant de mon côté, il dit : « L’Impératrice reste ordinairement dans ce salon, lorsque nous sortons de table, et offre le café ; mais ces jours-ci, elle est malheureusement indisposée et ne descend pas. » Il avait l’air de s’excuser devant moi, — en ce moment son hôte, — de l’absence de la maîtresse de maison ! Lorsque nous fûmes dans le cabinet de travail, l’Empereur s’installa dans un fauteuil et me fit asseoir. « Et maintenant racontez-moi, me dit-il. — J’aurais beaucoup de choses à relater à Votre Majesté, répondis-je ; par où m’ordonnez-vous de commencer ? » L’Empereur se recueillit un instant et puis reprit avec un fin sourire : « Quelles étaient vos relations avec le roi Ferdinand et que pensez-vous de lui ? » J’exposai d’une façon très franche à l’Empereur le cours de mes relations personnelles