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migrateurs au col perpétuellement tendu vers l’horizon, droit vers l’Est, nos ailes se déploient. Une ardeur sacrée hâte l’essor de nos oiseaux, les allonge sur les nues. Les mille mètres s’escaladent après les mille mètres. Jamais formation ne fut plus ordonnée ni plus serrée. Pour ceux de la terre qui d’aventure remarquent ces points brillants de la voûte céleste, nous semblons sans doute quelque nouvelle et fugitive constellation, présage étrange de ces époques troublées.

Montdidier ! Trois Fritz en effet piquent vers Roye à notre approche. J’essaie ma mitrailleuse, elle ne tire que coup par coup. A chaque cartouche il faut rabattre le petit levier. Une fatalité inouïe nie poursuit donc toujours ! Trop tard maintenant pour reculer ! Manquerai-je l’occasion de mener au combat une équipe de tels hommes ? Que penseraient-ils de moi ? Puis le ciel est si limpide désormais ! Quelques balles à tirer et ma mitrailleuse marchera... En avant !

Roye ! les Boches se sont évanouis, nous demeurons maîtres du firmament. Ombre du grand Guynemer, tu veilles toujours en ces parages. Dix-huit mois sont passés depuis ce matin de septembre où le héros légendaire abattait ici à mes yeux deux ennemis en flammes.

Lassigny ! rien encore. D’une aile sur l’autre, tout doucement, chacun de nous se balance interrogeant le zénith, scrutant l’horizon, fouillant les moindres replis du sol. Rien ! pas même un coup de canon qui secoue notre ennui.

Au loin, vers Noyon, une dizaine de points noirs mouchètent le bleu de l’azur : des Spad sans doute ? — Brusquement les virgules blanches des shrapnels français éclatent au milieu d’eux et déjà nous reconnaissons les croix noires et les museaux pointus d’une équipe d’albatros. La voici donc enfin, cette rencontre de patrouilles dont nous rêvons depuis des mois ! Comment espérer plus magnifique concours de circonstances ni plus grande rage de vaincre au-dessus de cette terre de France profanée par la marée ennemie ?

Autour de moi mes équipiers se groupent, leurs cocardes tricolores m’encadrent de toutes parts, ici un tel et là tel autre. Et ma mitrailleuse qui s’entête à ne pas marcher !... Trop tard encore une fois ! Chef d’une heure, je n’abandonnerai pas mon poste devant le danger, au risque de semer le désordre parmi la formation dont je suis responsable et de priver mes camarades