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L’homme jeune que j’ai en face de moi, Roubaisien, fils de Roubaisiens, a le même optimisme énergique que j’ai rencontré chez presque tous les jeunes hommes qui ont fait la guerre. Il me parle comme d’autres industriels de Roubaix, avec une netteté d’esprit à la fois calme et ardente. Ces Roubaisiens sont passionnés pour leur métier, hardis dans leurs entreprises. Avant la guerre, ils allaient battre les Allemands jusque chez eux ; ils travaillaient en Russie ; ils ont fondé des filatures en Pologne. Oui ; mais ils ne sont pas les maîtres de leur ville, dont la mairie est aux mains des socialistes.

Sur la grand’place en face de l’église Saint-Martin, dont le clocher seul est une des rares antiquités de Roubaix, s’élève un imposant hôtel de ville construit en 1911. Les deux monuments, par-dessus la place vide, ont l’air de se regarder comme deux ennemis. Tout est solennel et désert dans cette vaste mairie dont le grand escalier est recouvert d’un tapis rouge. Un huissier ministériel m’introduit dans le cabinet du maire, M. Lebas, un des chefs du parti, qui eut l’honneur d’être déporté en Allemagne. Jeune encore, le sourire doux et froid sous une moustache assez épaisse, le regard rapide, il a dans toute sa personne je ne sais quoi de sec et d’élimé qui me fait penser à un comptable assis derrière son guichet. Il ne me paraît ni content ni mécontent de la situation. Vingt-cinq mille ouvriers sont rentrés. Mais les patrons ont tort d’employer des ouvriers belges. « On y veillera. « Il se reprend : « D’ailleurs, les ouvriers belges comprendront bientôt qu’il est de leur intérêt de s’unir dans leurs revendications aux ouvriers français. » Le socialisme progresse. Le nombre de ses adhérents augmente tous les jours. « Aujourd’hui le patronat passe des contrats collectifs avec les syndicats, ce qu’il ne faisait pas avant la guerre. » M. Lebas s’occupe activement de remédier à l’excessive cherté de la vie. Il voudrait instituer, je crois, une sorte de coopérative municipale qui lutterait avantageusement contre les coopératives établies par les patrons, les coopératives bourgeoises. La question la plus grave est celle du charbon. « Notre peuple n’endurera plus des privations nouvelles. Je l’ai dit à Paris. » Je ne sens pas sous cette menace toute l’appréhension que je souhaiterais. J’y perçois l’espoir qu’on sera en mesure d’exploiter dans l’intérêt du parti le malheur des temps.