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de mars 1918 avait mené dans le midi, était revenu à Bailleul quelque temps après l’armistice. « Les choses sont aujourd’hui ce qu’elles étaient alors. Quand il les vit, il perdit cœur, et il décida de repartir. Mais il n’avait pas de train avant le soir ; et tout le jour il se promena dans les ruines. » M. Vanneuville s’arrêta un instant. Ses yeux tristes semblaient suivre, à travers ces ruines que nous regardions, le pas fatigué du voyageur. Et, pendant qu’il me parlait, malgré moi j’entendais s’élever du fond de ma mémoire, comme un accompagnement mélancolique et lointain, les harmonies du poète : Il voulut tout revoir… Il chercha le jardin, la maison isolée… Il erra tout le jour. Vers l’heure où la nuit tombe, — Il se sentit le cœur triste comme une tombe

Mais non ! L’homme cherchait ici autre chose que le fantôme d’un plaisir éteint… M. Vanneuville continuait : « Quand la nuit vint et qu’il fut temps de partir, il lui sembla que ses pieds avaient pris racine. Il n’alla pas plus loin que le poste de secours où il coucha. Le lendemain, il était décidé à rester. Il est resté, et il ne s’en trouve pas mal, car il fait de bonnes affaires ; mais il ne le savait pas… »

Il ne se le demandait même pas. Je perçois très distinctement les voix qui lui conseillaient de demeurer. L’une lui disait : « Ne sois pas comme ces gens qui ne connaissent plus leur ville quand ils risquent d’y mal manger et d’y mal dormir. Tu me jugeais bonne et agréable au temps de ma prospérité ; tu étais même fier de moi. Mes lois et mes coutumes te furent douces. J’ai protégé ton travail ; je t’ai ménagé des plaisirs. Aujourd’hui que j’ai besoin de tes bras pour me relever de la fosse où je suis ensevelie, ne me quitte pas pour des cités heureuses. » Et une autre lui disait beaucoup plus impérative : « Ne t’en va pas, parce que le meilleur de toi est ici. Maison, champ, jardin, ce coin de terre a été ton œuvre. Il est à toi et, même défiguré, il est toi. C’est toi que tu es venu chercher, et c’est toi que tu trouves avec des blessures qui crient vers toi et qui veulent que tu les panses. Tu t’attendais ici. »

C’est si vrai que tous ne font pas de bonnes affaires et qu’aucun n’est reparti. « Si les matériaux arrivaient ! soupire M. Vanneuville. Mais ils n’arrivent pas… Les paysans ne les ont pas attendus : ils ont labouré, semé, et la moisson s’annonçait bien. Et voilà que les rats l’ont presque entièrement dévorée.