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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ EN ALLEMAGNE

extraordinaire que nous avons admiré tant dans l’industrie que dans l’érudition. Mais tous ces hommes absorbés par une tâche spéciale, abandonnent au gouvernement, qu’ils considèrent aussi comme un spécialiste, le soin de diriger et de protéger la nation. Accoutumes depuis des siècles à l’absolutisme, il ne leur vient pas à l’idée que l’État, c’est eux-mêmes. Ils en font un être en soi, une sorte d’entité mystique, une puissance douée de tous les attributs de la force et de l’intelligence. Au moment voulu, tous seront prêts à lui obéir, non comme des citoyens, mais comme des serviteurs. En endossant leur tunique d’officiers de réserve, professeurs, magistrats, marchands, entrepreneurs ne seront plus que de simples militaires, de simples instruments du pouvoir qui les a mobilisés à son service. Ils en accepteront sans la moindre critique la direction et les mots d’ordre. Ils penseront comme lui, parce qu’ils ne se reconnaissent le droit et la compétence de penser par eux-mêmes que dans leur cabinet, devant leur auditoire ou dans leur fabrique. Je m’étais étonné souvent de l’âpreté et de la violence des polémiques scientifiques en Allemagne. N’en fallait-il pas chercher la cause dans l’importance unique, exclusive, que l’Allemand attache à sa besogne ? Dès que l’Etat l’en arrache, cet homme si rogue à l’égard de ses collègues ou de ses concurrents, ne songe plus qu’à obéir passivement à la discipline. Il s’abandonne avec confiance à la force qui le pousse, et tout naturellement, pour justifier son obéissance à ses propres yeux, il glorifie le maître qu’il sert. Il répète docilement les leçons qu’il en reçoit, il se consacre à l’apologie de sa conduite, il accepte toutes ses ambitions et réalise à l’avance tous ses espoirs.

Tout cela se précisait dans mon esprit à mesure que le Docteur Clausen, c’était le nom de mon officier, échauffé par la contradiction, m’expliquait, comme des vérités, incontestables et que je ne pouvais nier que par ignorance ou par fanatisme, l’encerclement de l’Allemagne par Edouard VII, les intrigues russes en Serbie, les efforts de Guillaume II après l’attentat de Serajevo pour maintenir la paix, la trahison perpétrée par le gouvernement belge contre l’Empire allemand, la nécessité militaire et morale de l’envahissement de la Belgique, l’hypocrisie de l’Angleterre, profitant de cette mesure de salut public pour prendre les armes contre un concurrent dont elle avait depuis