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Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/60

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Nicolas II lui-même, que je tiens pour responsable des erreurs du règne de ce malheureux souverain. J’ajouterai qu’à chacune des occasions où il m’est arrivé d’être personnellement en contact avec lui, — et ces occasions furent assez fréquentes lorsque je représentais le Gouvernement russe auprès du Vatican, — il s’est produit entre nous des heurts violents : je me fais honneur d’avoir soutenu contre lui, à une époque où il y avait quelque risque à le faire, la cause de la liberté religieuse en Russie.

Parmi les hommes de second ordre, mais dont l’emprise sur l’esprit de Nicolas II, dès le début de son règne, ne fut peut-être pas moins fatale que celle de M. Pobiédonostzeff, je crois devoir mentionner le prince Mestchersky, propriétaire et unique rédacteur du journal ultra-réactionnaire Le Grajdanine . Ce personnage énigmatique, grand seigneur de naissance, journaliste, — et journaliste de grand talent, — par vocation, avait joué à la cour et dans l’intimité de l’empereur Alexandre III un rôle très influent, resté d’autant plus inexpliqué, que sa réputation scandaleuse, — son rôle faisait l’exact pendant de celui tenu à la cour de Berlin par le prince Eulenbourg, — contrastait singulièrement avec la pureté de mœurs qui distinguait le père de Nicolas II tout comme Nicolas lui-même.

Le prince Mestchersky, qui s’était dès son jeune âge voué au journalisme, ne brigua jamais d’emploi bureaucratique ou de position officielle à la cour ; il n’en exerça pas moins, pendant le règne de l’empereur Alexandre III, une action directe sur les affaires de l’État ; c’est dans la salle de rédaction du Grajdanine que se préparaient les candidatures ministérielles et se décidaient les mesures les plus nettement réactionnaires et aussi dans le salon du prince qui recevait chaque mercredi soir. Ces réceptions du mercredi, auxquelles je n’ai d’ailleurs jamais eu le privilège d’assister, avaient, parait-il, un aspect des plus hétérogènes : on y voyait des ministres d’État, de hauts fonctionnaires en mal de portefeuille, des généraux, des prélats, des journalistes, et, mêlés à eux, des éphèbes aux allures décadentes auxquels la protection de l’amphitryon avait ouvert les portes des carrières les plus diverses, sans en excepter la diplomatie [1].

  1. Lorsqu’après avoir succédé au comte Lamsdorff, je me vis obligé d’exclure du ministère des Affaires étrangères quelques-uns de ces protégés du prince Mestchersky, la rédaction du Grajdanine devint le centre le plus actif des intrigues dirigées contre ma personne et contre ma politique ; il n’y eut, pendant mes quatre années de Ministère, presque pas un numéro de ce journal qui ne contint contre moi une attaque violente et qui ne me dénonçât comme un « cadet déguisé » et presque comme un complice des révolutionnaires.