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l’imitation lamartinienno lui inspira les Stances. C’est ainsi qu’à l’exemple de Chénier, transposant chez nous le génie grec, Moréas confirmait les vieilles doctrines et se créait une originalité. Grâce à son éducation tout arislocratique, il finit par ne plus lire que les classiques depuis Homère et Sophocle jusqu’à Bossuet et Racine. Il vécut peu en Grèce, mais il vécut beaucoup avec les poètes grecs. Il n’aimait pas qu’on lui rappelât ses premières admirations romantiques, celle de Flaubert surtout. Il affectait de mépriser l’auteur de Salammbô. La correspondance de Flaubert, qui enthousiasmait Heredia, lui paraissait le comble du ridicule. Il traitait Flaubert d’« imbécile »… « M. Homais, disait-il, mais c’est lui !… Flaubert a méprisé les bourgeois et n’a jamais été qu’un bourgeois ! »

Les Halles étaient le but favori des promenades nocturnes de Moréas. En passant ses nuits aux Halles, il continuait la tradition de la vie de bohème, et c’est en souriant qu’il évoquait avec nous une des jolies aventures de Gérard de Nerval dans ce lointain quartier de restaurants équivoques. Une nuit que l’auteur de Sylvie était en train d’écrire des vers dans un cabaret, il fut pris par une rafle de police et conduit au poste avec des apaches. « Quels sont vos moyens d’existence ? lui demanda le commissaire. — Je n’en ai pas, » répondit modestement l’incorrigible rêveur. Conduit au violon, Gérard eut l’idée d’écrire un mot à son ami Arsène Houssaye, alors directeur de la Comédie-Française, qui vint le délivrer, au grand ébahissement des policiers. Je ne jurerais pas que Moréas n’eût pas été ravi d’être mené au poste avec des apaches.

Aux Halles, Moréas allait ordinairement au café des Deux-Maillets. Une fois embarqué avec lui, Dieu sait à quelle heure on rentrait chez soi ! L’obligition de passer la nuit décourageant ses meilleurs amis, il finissait par y aller seul, à peu près sûr de trouver toujours, quelqu’un à qui parler, ne fût-ce que l’Homme au rat. Cet Homme au rat était un vieux bonhomme qui avait un rat apprivoisé. Moréas consentait à faire des parties de dominos avec cet original, pour lequel les autres consommateurs manifestaient peu de sympathie. Le poète le trouvait « très gentil. » Un jour, le bonhomme ayant gesticulé un peu brusquement, le rat, qui se promenait sur ses épaules, tomba dans le bock de Moréas. À partir de ce moment, le poète déclara que l’Homme au rat « le dégoûtait. »