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scandaleuse-mont doux. Si les pensées noires tardent à s’évanouir, je songe à ceux dont les enfants sont à la guerre et cette fois j’ai honte de moi-même, qui n’ai rien à sacrifier au milieu de l’universel sacrifice. »

Vers la fin de 1915, une autre, tout autre mission, un important service d’Etat-major, l’appela sur la frontière d’Alsace, à Réchésy, près de Belfort. La, pour lui et pour quelques-uns de ses amis, pareils à lui d’esprit et d’âme, tel le grand patriote Alsacien, le grand citoyen de Strasbourg, le docteur Bucher, il ne s’agissait de rien moins que de lire tout ce qui s’imprimait alors en Allemagne d’articles, de revues, de livres, et d’en extraire un rapport quotidien sur l’état et les variations de l’opinion ennemie. Labeur énorme et délicat, véritable « somme » d’informations et de documents, dont un abrégé parut depuis en cette Revue et dont plus d’un chef militaire avait d’abord admiré, nous le savons, l’abondance, l’exactitude et la clarté. Travail au jour le jour, et de tous les jours, qui dura trois ans. « Pendant trois années, a dit M. Hallays de ses camarades et de lui-même, pendant trois années nous avons réalisé ce paradoxe de mener, à quatre kilomètres des tranchées, la vie sévère et studieuse d’une congrégation de Bénédictins, tous animés du même désir de bien servir notre pays et soutenus par une confiance qui jamais n’a fléchi. Cette foi imperturbable qui nous fit travailler avec tant de passion et d’allégresse, fut chaque jour confirmée par nos lectures. Nous ne pouvions ouvrir un journal allemand sans nous répéter la parole de Méphistophélès dans la cave d’Auerbach : « Sois seulement attentif ! La bestialité va se « révéler avec magnificence. » Nous vivions trop dans l’intimité des Boches pour ne pas tout espérer de leur sottise, et nous savions que celle-ci nous sauverait de leur force… »

Bénédictin : je vous l’avais dit. M. Hallays a fini par se connaître. Il y a mis le temps. Bien plus tôt et bien mieux encore, fût-ce aux plus mauvais jours, il connut le secret et les promesses de notre destin. « Travail, » « confiance, » « passion, » « allégresse, » tous ces beaux mots ici tracés de sa main, de quelle voix il les disait, les criait à ses amis quand il venait de là-bas passer ne fût-ce qu’une heure avec eux ! Tout en lui sa parole, son accent et jusqu’à son visage, tout respirait la force, la vaillance et le don généreux de soi, de soi tout entier.