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la ruine vient tout d’un coup. Il faut que les jeunes aillent ailleurs refaire leur vie. Celui-ci part pour la Cochinchine, celui-là pour Madagascar ; cet autre revient vers la mère-patrie et débarque à Paris.

Feuilletons ces belles images, non seulement pour la couleur étrange qu’elles offrent à nos yeux, à nos yeux qui n’ont jamais vu que la fumée de nos villes et le soleil pâle de notre ciel ; mais parce qu’elles expliquent une âme. D’où vient le penchant secret qui ramènera un jour l’érudit vers les légendes de Bretagne, s’il ne vient pas de ses origines lointaines ? D’où viennent cette vigueur d’esprit, cette force d’intelligence et de volonté, si elles ne sont pas l’héritage de l’aïeul qui, par son intelligence et sa volonté, sut vaincre le destin hasardeux ? Et cet amour des bonnes lettres, d’où vient-il, sinon de cette terre où toutes les traditions françaises étaient pieusement, dévotement conservées ? Le lycée de l’île Bourbon, où Joseph Bédier fit ses études, entoura ses jeunes années d’une atmosphère de finesse et de douceur. Le jury devant lequel il comparut pour son baccalauréat, vieux magistrats qui savaient leur langue, lettrés qui parlaient avec admiration de Bertin et de Parny, fils de l’ile, valaient bien nos jurys hâtifs, qui fabriquent les bacheliers par séries, suivant le système Taylor. Leconte de Lisle était un ami de la famille ; dans la bibliothèque du collégien il y eut, à côté des belles éditions du xviiie siècle, les éditions de chez Poulet-Malassis, offertes en hommage par le poète. Peut-être même M. Joseph Bédier gardera-t-il, de cette origine et de ce premier milieu, quelque chose de plus profond encore. De ses yeux bleus, de ses cheveux blonds il ne laisse pas d’être fier. Ils prouvent qu’il n’y a pas eu de mésalliance dans sa famille, et que le bon sang de France est resté pur et sans mélange. Contre ceux qui ont forligné, il éprouve une répugnance invincible ; il les dépiste à des signes invisibles aux profanes. Eux-mêmes s’en rendent compte et n’abordent pas sans une. nuance d’humilité ancestrale ce fils des maîtres. Le raisonnement, la raison, la liberté, l’égalité, la fraternité, les droits de l’homme et tout ce qu’on pourrait dire, ne valent pas contre cette révolte instinctive de la chair. Or, il n’en va pas autrement dans l’ordre intellectuel et moral. M. Joseph Bédier haïra toute sa vie la vulgarité et la bassesse ; il aura toujours, dans sa façon de penser, je ne sais quoi de