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au travail et à la recherche : il part pour les bureaux du ministère chargé de demandes, ne se tient pas pour battu si on refuse, finit par emporter toujours ce qu’il veut, grâce à sa haute autorité et à sa ténacité proverbiale. Sous sa direction, l’École Normale devient un foyer scientifique de premier ordre, d’où sortiront la plupart de nos professeurs d’enseignement supérieur ; et un laboratoire d’idées, où se heurtent les convictions les plus disparates, où les discussions se prolongent quelquefois jusqu’à l’aube, où les paradoxes escaladent le ciel en feux d’artifices, où l’esprit critique triomphe.

Tel est le milieu où Joseph Bédier se trouve maintenant plongé. Les premiers maîtres, ici, sont les normaliens eux-mêmes ; chacun impose à ses voisins un peu de sa personnalité, et prend le meilleur des autres. Parmi ses camarades de promotion, Joseph Texte ; Bouvier, de Genève ; Herr, le philosophe, qui exercera sur les générations normaliennes la grande influence que l’on sait ; Henri Lechat, cousin de Phidias et d’Aristide le Juste, qui, après son séjour à l’École d’Athènes, deviendra vite un des premiers archéologues d’Europe ; Émile Mâle, qui apporte à ce brillant concert intellectuel sa note de finesse et de délicatesse exquises ; René Durand, qui sait du latin autant qu’homme de France, et que personne ne peut connaître sans l’estimer et sans l’aimer. Parmi les scientifiques, Painlevé, Lucien Poincaré. Trois ans passés en une telle société comptent dans l’existence d’un homme. Presque toutes les amitiés qu’on noue dans la jeunesse contiennent une part d’illusion ; l’illusion disparaît dans les années plus mûres, et l’amitié a peine à se survivre à elle-même. Les amitiés normaliennes ne sont pas telles ; elles sont fondées sur la connais- sance implacable des caractères ; elles naissent non pas des qualités qu’on suppose aux autres, mais des qualités qu’on leur a reconnues après une épreuve longue et dure ; elles se nuancent de respect, et ne prennent fin qu’avec la vie.

Parmi les maîtres qui le formeront, de Gabriel Monod à Émile Boutroux, deux surtout marquèrent sur lui leur influence. Le premier s’appelle Gaston Paris. Il distingue dans Joseph Bédier non seulement une vocation décidée de médiéviste, mais une exceptionnelle qualité d’esprit ; ce grand connaisseur d’hommes ne tarde pas à faire du jeune normalien qui vient à lui un dû ses disciples préférés. Il lui ouvre, sui-