Il y a longtemps que M. Joseph Bédier a recommencé ses cours, et a ouvert ses livres à la page fermée depuis plus de quatre ans. Il a été des premiers à donner le bon exemple. J’aime l’évoquer dans son décor familier, dans son studio tout tapissé de livres. C’est au quartier latin, à l’ombre du Panthéon. La notoriété, vers laquelle il n’a jamais fait un pas, est venue le prendre dans cette retraite paisible ; il l’a accueillie comme il accueille les étudiants ses visiteurs, avec la même simplicité. Quelques pas le séparent de l’École Normale, quelques pas du Collège de France ; si près de sa demeure, que lorsqu’il rentre accompagné d’un disciple respectueux, après son cours, dans le soir, il faut battre les trottoirs et faire le tour des pâtés de maisons pour allonger le chemin à la mesure de la causerie. Il n’aura pas à se déranger beaucoup non plus, si quelque jour on l’invite à entrer dans un édifice non moins vénérable, mais plus illustre encore, parce qu’il a une coupole au lieu de toit.
Il pose sa plume, abandonne un moment le feuillet couvert
de sa haute écriture, sage et belle, pour rouler son éternelle
cigarette. En suivant des yeux les volutes de fumée, il songe.
Voit-il Tristan et Yseut sur leur nef, tandis qu’ils boivent le
philtre d’amour qui les unira pour la vie ? Entend-il s’élever,
sur la route qui mène les pèlerins du moyen âge à Saint-Jacques
de Compostelle, la grande voix des chants épiques ?
Se rappelle-t-il le bruit de cette canonnade, entendue de Verdun ?
Conçoit-il le sujet de quelque œuvre nouvelle, de ces œuvres
qui semblent paradoxales au début, et que le temps transforme
en vérités évidentes ? S’il songe aux jours du passé, il peut les
contempler avec fierté. Dans la frêle matière de l’existence
humaine, il a su tailler des souvenirs qui durent. Il a connu
les âpres labeurs et les joies de la science, les délices de l’art,
et surtout, — juste récompense d’avoir uni toujours les lettres
et la vie, — la plus belle forme de l’action, l’action sur les âmes.