Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

observait au sujet de tout le côté physique de la sensibilité. Berlioz n’a aucunement cette pudeur. Il n’épargne pas les mots ; et le côté physique de la sensibilité ne l’intimide pas. Il a toujours eu, de la musique, une idée sensuelle. Il ne veut pas que la musique soit un « divertissement de l’esprit » et la condamne si elle ne fait « qu’amuser l’oreille. » Il veut qu’elle « surexcite le système nerveux, » qu’elle accélère la circulation du sang, qu’elle embrase le cerveau, qu’elle gonfle le cœur et le fasse battre à coups redoublés.

Or, le même Berlioz, ardent théoricien de l’art sensuel, nous le voyons, dans les passions de l’amour, extrêmement féru de poésie et d’intellectualité. Quand il s’éprend de Mlle Smithson, il l’a trouvée jolie : mais principalement il l’a trouvée Ophélie et Juliette, il l’a trouvée une fille à peu près idéale de Shakspeare. Les années passent, de longues années. Mlle Smithson, qui est devenue Mme Berlioz, meurt. Au plus fort de son terrible chagrin, Berlioz écrit : « Feux et tonnerres ! Sang et larmes !… Shakspeare ! Shakspeare ! Où est-il ? Où es-tu ?… Lui seul, parmi les êtres intelligents, peut me comprendre et doit nous avoir compris tous les deux ; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres artistes s’aimant et déchirés l’un par l’autre. Shakspeare, Shakspeare ! reçois-nous sur ton sein, embrasse-nous !… » Sur le front de la morte, il coupe une mèche de cheveux blonds jadis et blanchissants : et il écrit : « Pauvre Ophélia, c’est moi qui prépare ton dernier voyage. Malgré tous mes torts, comme je t’aimais ! Je sombre dans le chagrin… Shakspeare, Shakspeare, je te cherche encore ; père, père, où es-tu ? » Dès sa jeunesse, il appelait Shakspeare l’un des « explicateurs » de sa vie.

Sans Shakspeare, il est vrai que Berlioz n’aurait pas été l’artiste, et aussi l’homme, qu’il a été. Sans Shakspeare, il n’aurait pas aimé, il n’aurait pas épousé Mlle Smithson : et cet amour et ce mariage ont modifié sa destinée. Plusieurs épisodes de sa vie semblent des anecdotes shakspeariennes et, quelquefois, ridiculement shakspeariennes. Quand il est en Italie, pensionnaire de la villa Médicis, et que la trahison d’une bien-aimée le met hors de lui, un soir, à Florence, à la cathédrale, on célèbre l’office des morts ; il s’informe : « Una sposina morta al mezzo giorno ! » Après la cérémonie nocturne, on emporte le cercueil jusqu’à une espèce de morgue où on le laissera pour le mener au cimetière dès le petit jour. Et Berlioz, moyennant un peu d’argent, se fait ouvrir le cercueil : « Elle était charmante ! Vingt-deux ans ! Une belle robe de percale nouée en dessous de ses pieds ; ses cheveux n’étaient pas trop dérangés. Je lui ai pris la