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Celle qu’il aime depuis qu’il l’a vue, il y a des années, une vraie Ophélie, une vraie Juliette et enfin la poésie de Shakspeare, a cessé d’être cette poésie. Elle n’est plus maintenant qu’une moins jeune actrice et dépourvue de talent. Sa beauté s’empâte et sa grâce une s’est alourdie. Pour que Berlioz l’aime encore, il faut qu’il voie toujours en elle cette Ophélie et la Juliette que son rêve idéalisait obligeamment. C’est ce qu’il fait, avec bonne foi, et puis avec habileté, jusqu’au moment où l’évidence devient inévitable.

Cette comédie au cours de laquelle il est Hamlet ou Roméo, cette comédie charmante et absurde l’a dupé lui-même ; et il a cru qu’il allait vivre selon Shakspeare.

Une autre comédie est celle de son étrange gloriole qui, toute sa vie, l’a obligé à des travaux extraordinaires de réclame. Est-il en tournée dans les pays lointains, il envoie quotidiennement ses « bulletins de victoire » et conjure ses amis, ses camarades même, de les publier dans tous les journaux. Et la plupart de ses bulletins de victoire ont à dissimuler sous les mots les plus « foudroyants » de pénibles échecs ou de pauvres succès qui le laissent dans la misère. Sa réclame est parfois un peu scandaleuse. Quand il donne la Symphonie fantastique, cette symphonie raconte en musique l’histoire de ses amours et tantôt loue et tantôt injurie Mlle Smithson. La musique, chaste et discrète, voile ce que les mots diraient impudemment. Berlioz fait imprimer sur le programme l’anecdote : et Mlle Smithson est là, que tout le monde regarde ; et « tout le monde sait mon histoire, » dit Berlioz, qui a compté sur la curiosité de l’insolent public pour augmenter les effets de la symphonie. Hélas !… Il a vécu dans une fabuleuse illusion de gloire qu’il se fabriquait lui-même. Ce mensonge, auquel il accordait une avantageuse crédulité, lui améliorait la gloire insuffisante que ses contemporains ne lui refusaient pas et compensait tant bien que mal leur injustice ou leur parcimonie.

Mais il fallait, malgré qu’il en eût, voir quelque jour la très fâcheuse vérité, constater que l’ancienne Ophélie était une insupportable mégère et constater que les faux bulletins de victoire n’enrichissent pas leurs rédacteurs. Berlioz eut un mauvais ménage, et puis deux ménages, le second mauvais comme le premier. Berlioz n’eut jamais un public et fut obligé de faire, pour cent francs, des feuilletons à l’époque même où ses œuvres les plus admirables étaient applaudies par le petit nombre des connaisseurs. Il a été très malheureux. Toute son existence, faite d’illusions sincères et