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pastorale niaise et jolie, Estelle et Némorin. Mlle Dubœuf, dans son imagination, se réunit à Estelle de Florian, devint l’héroïne de sa rêverie adolescente, et d’autant mieux qu’il l’avait aperçue à peine. Elle demeurait à quelque distance de la Côte-Saint-André, dans la montagne ; en souvenir, il l’appelait aussi Stella Montis. Et jamais il ne l’oublia tout à fait, quoique les hasards de sa vie l’eussent mené à d’autres amours… Il a soixante-et-un ans, lorsque lui revient, avec une extraordinaire intensité de mémoire, la pensée de la jeune Estelle ; et il ne se dit pas que cette jeune Estelle approche de soixante et dix ans. Le voilà tout aussitôt sur les chemins, quêtant sa bien aimée. Il retourne au pays. Il apprend qu’elle n’est pas morte, qu’elle est veuve, que Mme Estelle Fumier demeure à Lyon, dans l’avenue des Brotteaux. Avant de. Partir pour Lyon, la revoir, il va revoir Meylan, le village où autrefois elle lui est apparue. Il regarde la maison, le jardin, l’allée d’arbres. Le passé l’enchante et l’attriste : « Je mordais mon mouchoir à belles dents. Je m’enfuis, éclatant en sanglots. Le soir même, j’étais à Lyon. » Comme il est fol, dans sa douleur !

La vieille dame lui dit : « Nous sommes de bien vieilles connaissances, monsieur Berlioz. Nous étions deux enfants… » Il est « à demi mort ; » et il n’a plus qu’un peu de voix pour répondre : « Veuillez lire ma lettre, madame. » C’est une lettre où il a misées mots de sagesse bizarre : « Je saurai me contraindre ; ne craignez rien des élans d’un cœur révolté par l’étreinte d’une impitoyable réalité… » Elle ne s’attendait pas qu’il eût à se contraindre. Elle est un peu surprise. Elle pose la lettre sur la cheminée. Elle dit : « Ma vie a été bien simple et bien triste. J’ai perdu plusieurs de mes enfants, j’ai élevé les autres ; mon mari est mort, quand ils étaient encore en bas âge. J’ai rempli de mon mieux mon rôle de mère de famille. » Il la regarde. Il voit qu’elle est « bien changée de visage ; » mais l’amour qu’il a au cœur est d’une fougue à ne point céder pour si peu. Il se tait : et elle finit par se taire. Mais le silence la gêne et elle dit : « Je suis bien touchée, bien reconnaissante, monsieur Berlioz, des sentiments que vous m’avez gardés. » Alors, il frémit : « Donnez-moi votre main, madame ! » Elle donne sa main. Lui, sent « son cœur se fondre et ses os frissonner. » Et il couvre de larmes et de baisers la main d’Estelle.

Les jours suivants, lorsque revient cet amoureux, Mme Fornier fait dire qu’elle n’est pas là. Il écrit : « Depuis que je vous ai quittée, je souffre. Songez que je vous aime depuis quarante-neuf ans, que je