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On avait déjà rapproché des événements de la vie intérieure, des troubles de l’amour, les grandes idées de la religion et de la philosophie. On en avait rapproché aussi les tableaux de la nature. On trouverait aisément des « Méditations » déjà toutes composées chez des auteurs du XVIIIe siècle, même chez des mondains et des femmes, chez le Prince de Ligne, chez Mme Roland. La formule : tourment (ou désir ou regret) d’amour — cadre pittoresque — souci de l’infini, avait été trouvée avant la Révolution. Mais, chez Lamartine, ni la nature ne garde sa réalité objective, ni l’infini ne se pose en idées distinctes. Tout devient sentiment, émoi et mouvement de l’âme. Cette poésie a la plus pure essence sentimentale qu’on eût jamais vue.

Certains s’en plaignaient : il n’y a là, disait Ch. Loyson, ni « tissu serré d’idées nettes, » ni « visible enchaînement de raisonnements » ni « philosophie fixe et assurée. » Ils avaient tort de se plaindre, et raison de remarquer. A coup sûr, le « sujet » s’évanouit dans le « sentiment. » Il n’y a plus de « sujet, » plus d’ « histoire, » plus de faits, ni d’objets, ni d’idées. Il n’y a plus que des frissons et des élans ; une âme qui sent, souffre et s’épanche. Léon Thiessé note que les Méditations, souvent, peuvent être « comparées à des airs d’une musique harmonieuse à laquelle manquent des paroles. » Des romances sans paroles, ce n’était pas mal trouvé : en effet, ces vers ne sont plus l’expression intelligible d’un esprit, mais la musique et le parfum d’une âme.

Voilà comment, par la qualité et par l’intensité, les Méditations donnèrent l’impression de la nouveauté. On eut l’intuition que l’on était en présence d’un poète ; que la poésie, que l’on avait crue tuée en France par la philosophie, la science et la politique, renaissait tout d’un coup ; et avec quel éclat !

Cette vérité saisit tous les esprits : un poète était né, il y avait encore place dans le monde moderne pour la poésie. Si, comme dira Emile Deschamps, quelques années plus tard, on appelle « romantique » ce qui est « poétique, » les Méditations étaient le premier chef-d’œuvre, la première victoire du romantisme : on le prit bien ainsi.

Mais leur succès ne fut pas seulement un événement littéraire : ce fut un grand événement social, une date dans l’histoire de la sensibilité européenne. Alors finit le règne de la Nouvelle Héloïse. Elvire remplaça Julie ; Saint-Preux fit place à