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LA
POÉSIE DE RUDYARD KIPLING

La poésie de Kipling est peu connue en France, et cela est naturel. La poésie ne se traduit guère, toute la magie tenant à l’ordre et au pouvoir de certains mots choisis non seulement pour les accents, rythmes et sonorités que l’oreille perçoit, mais pour les résonances que chacun éveille dans l’âme, pour les harmoniques qui frémissent, se dégradent autour de la signification fondamentale. Par quel hasard les coupures du réel auxquelles correspondent les mots d’une langue se superposeraient-elles exactement à celles que nous représentent ceux d’une autre langue ? Une telle coïncidence est particulièrement rare quand il s’agit de deux idiomes comme le français et l’anglais, l’un analytique, dépouillé, et qui oblige à penser exactement, l’autre si riche en signes évocateurs, si puissant à rendre les états, les prolongements indéfinis de la sensation et du sentiment. Et quand il est question de poésie anglaise, où de tels mots sont les plus nombreux, où leurs valeurs s’exaltent de leurs reflets mutuels, la tâche peut désespérer.

Il faut essayer pourtant, même en se réduisant au simple tracé des idées, de connaître un peu celle de Kipling. Non seulement l’œuvre poétique de ce maître s’étend sur un tiers de siècle, non seulement elle est parallèle à toute l’œuvre de prose dont une grande partie enchante, comme les Mille et une Nuits, des publics de toutes races, mais elle se lie à la vie de l’Angleterre pendant cette période si diverse, elle en suit, elle en annonce les grands moments, les crises, les dangers ; elle est comme l’expression directe de cette vie au cours de toutes ces années, de ses triomphes, pressentiments, inquiétudes,