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de l’Inde et de ses suggestions, persiste, latente, au cours des besognes quotidiennes, se révèle, aux jours où il faut choisir, la foi dans la rigoureuse loi qui commande l’effort et le dévouement.

Cette loi, tout ce qui est anglais dans ce morceau d’Asie va le lui rappeler, en même temps que la grandeur anglaise. D’abord son métier. Tout de suite il est journaliste, à la Civil and Military Gazette, de Lahore, et pour rédiger cette feuille, il est seul, avec le directeur qui l’a engagé sur la vue de quelques numéros du Journal de l’École. A côté d’eux, dans les bureaux, à l’imprimerie, cent soixante indigènes. Son métier, il l’aime (aujourd’hui, il s’émeut encore au bruit, à l’odeur d’une salle décomposition) : c’est le travail personnel, c’est l’indépendance. A dix-sept ans, à côté de ses parents dont il gardera le culte (c’est à son père, dit-il, qu’il doit le meilleur de lui-même et de son art), il a déjà ses serviteurs, son cheval, sa charrette, son club, ses amis, vraiment sa vie à lui[1]. Mais au bureau, où il passe des nuits, où la chaleur dépasse pendant des mois trente degrés, quelle continuité de l’attention et de l’effort ! « Dans mon propre petit monde, dira-t-il, la première leçon que j’appris fut de fidélité à mon journal : obligation de le servir, qu’il fit chaud ou froid, que je fusse bien portant ou malade. » On n’évite pas toujours la fièvre, la dysenterie.

À cette leçon s’en ajoute une autre, continuant celle qu’il a reçue des choses. À cette époque, la presse anglo-indienne vivait surtout de télégrammes du dehors, de morceaux d’articles empruntés, suivant des arrangements d’échange, aux grands journaux de la métropole et des Dominions. C’est Kipling qui reçoit tout cela, qui découpe, colle, résume, commente. Sur une âme préparée, orientée comme la sienne, imaginez l’effet de toutes les heures passées dans cet office où vient vibrer la vie de tout le monde anglais. Les nouvelles arrivent par courants lancés de l’Est et de l’Ouest, des deux côtés de la terre, et l’on peut dire que dans cette âme, à chaque éclair de leur rencontre, la conscience de l’Empire se produit. De temps à autre, il voyage, de l’Himalaya à la mer du Deccan, d’abord pour sa gazette de Lahore, plus tard pour le grand Pioneer d’Allahabad, car le succès est venu. Il voit les choses, les hommes, les races, les castes. Son titre de journaliste, le nom de son

  1. Le père de Rudyard Kipling était conservateur du musée de Lahore.