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plus clairvoyants ont aperçu la menace qui se prépare à Berlin, l’intention de défi pour la maîtrise des mers. Un peu plus tard, c’est le progrès soudain du socialisme, l’importation du syndicalisme révolutionnaire, cependant que, chez les nouveaux maîtres de la pensée, l’esprit critique apparaît et se prend aux mœurs, préjugés, croyances, traditions, institutions qui composent l’essence la plus anglaise de l’Angleterre, son principe organisateur, celui qui depuis si longtemps agit sur chaque génération pour lui imposer la forme, la structure d’âme nationale. Et depuis ces premiers doutes, quelles autres et presque tragiques anxiétés, quelles visions du désaccord entre les formes réalisées et les réalités environnantes !

Mais à l’époque où Kipling parait et grandit si vite, l’adaptation semble achevée, définitive. Sauf chez quelques esprits très lucides, nul pressentiment. Fin radieuse d’un grand âge, mais rien n’annonce que c’est une fin. Le prestige de la couronne est sans pareil ; la reine, l’objet d’une vénération quasi religieuse. Les institutions, les rites, tout l’ordre ancien sont incontestés. Le prestige des Lords et des Communes est intact, et leur essence encore oligarchique. Le gentleman règne. Par un Gladstone, un Ruskin, un Tennyson, la grandeur spirituelle de l’époque antérieure se prolonge. Les magnifiques soldats rouges, de tenue si précise et si fière, sous les vieux drapeaux qui portent les noms de Vittoria ou de Ramillies, ont un aspect de force incomparable. Dans les statistiques de production industrielle et de commerce, l’Angleterre est loin devant tous ses concurrents Sans méthode, sans système, elle a continué d’élargir la place qu’elle occupe sur la planète : l’Egypte, la Birmanie, Zanzibar viennent encore, et presque sans que son peuple y fit attention, de s’y ajouter.

Voilà le patrimoine toujours et naturellement grandissant auquel naît chaque Anglais, qu’il reçoit comme l’enfant le domaine natal, sans y penser, à la façon anglaise, et que Kipling entreprend de chanter. Il s’agit d’en révéler à cet Anglais la grandeur et la beauté — O goodly us our heritage ! entonne le poète avec l’archaïque liturgie de l’Eglise d’Angleterre, — de lui dire la noblesse du titre qui s’y attache, et que ce domaine épars est une patrie, laquelle impose des devoirs. Dans un pays que l’étranger juge imbu d’orgueil national (mais le mot « nationalisme » n’y a de sens qu’en Irlande), c’est un fait