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voiliers, sans changer l’amure, courent le même bord pendant des semaines, sous la fuite régulière des blancs nuages de l’Alizé. Et avec la mer, voici les choses de la mer et des marins : les phares « aux genoux chargés de goémons, » aux reins battus par les bonds des glauques masses fumantes ; et, dans le silence et la nuit de l’abîme, les câbles inertes, où courent des frissons qui sont les pensées des hommes. Et voici les bateaux, « rapides navettes qui tissent le métier de l’Empire, » depuis la goélette qui lève l’ancre dans le port, et qui frémit, s’oriente dans la nuit, avide du vent, de la mer et de l’espace, jusqu’au long courrier qui peinait, il y a trois semaines, dans les brumes et les mauvais temps du sombre cinquantième parallèle, et qui maintenant, près de la splendide ceinture du monde, voit les côtes étranges glisser en féeriques décors ; — depuis le rude charbonnier souillé de fumée et de suie, jusqu’à l’aristocratique paquebot, jusqu’au destroyer de six mille chevaux qui, sous le crépuscule pluvieux de cinq heures, bas et gris dans la vague grise, porte tout droit la mort à la proie qu’il a choisie. Il n’a même pas oublié l’épave, le pauvre bateau sans âme depuis que l’homme l’a quitté, — blanchi par le sel et le soleil, roulant, pivotant, aveugle, à la merci des marées et des vagues, dans Tardant cercle bleu, et qui vire, revient toujours d’un bord à l’autre, sous les étoiles dont son beaupré ne peut pas tenir une seule.

La mer attire. C’est le champ libre où nos ardeurs de désir et de rêve s’élancent à l’inconnu. En combien d’âmes anglaises, depuis les rôdeurs de mer saxons et les Vikings jusqu’à tant de commis de la Cité, d’employés de magasin, qui regrettent l’espace entre les bâtisses industrielles, sous les fumées de l’Angleterre moderne, cette aspiration n’a-t-elle pas monté ? Le chanteur dit le rêve qui peut obséder l’homme dans la ville étouffée par les hommes (the man-stifled town). Lui-même a connu la passion de l’au-delà, l’appel de l’horizon où s’abaissent les mâtures des navires, — « ce quelque chose qui vous tourmente dans la tête jusqu’à ce qu’on lâche tout ce qu’on faisait de bon, et que, prenant le large, on voie s’évanouir les feux du port, et qu’on rencontre son pareil, le vent qui vagabonde par le monde[1]. » Alors, avec des mouvements qui rendent leurs fièvres et leurs élans, il peut louer les aventuriers de la mer,

  1. Sestina of the Tramp Royal.